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Carrières sur Seine, 78, France

jeudi 13 mars 2008

Méditerranées

ΜΟΧΛΟΣ
Arrivée à Héraklion et départ vers Mochlos, un petit port de la partie orientale de la Crète que Georges Reeb nous a conseillé sans modération. C’est au bout du monde un petit kafénéion bleu face à la mer et deux chambres à louer à l’étage, au dessus de café que Spyros et Photina ont hérité de leurs parents. Du balcon, vue sur les quelques tavernes qui ont pris possession du quai et sur l’île aujourd’hui déserte qui abrite un site minoen. Premiers bains dans une eau claire et salée dans la lumière dorée du soleil qui déjà se couche. Un peu plus tard la pleine lune jaillit de la falaise qui ferme la baie vers l’est et éclaire la nuit. Plus tard encore, vers deux heures du matin, la chaleur, les chants, les moustiques et l’insomnie nous chassent de la chambre pour un autre bain vers le port désert – et le sommeil vient enfin, au cœur de la Méditerranée.
ΒΑΙ
Apollon est né à Delphes à l’ombre d’un palmier dont il fit don à sa jumelle Artémis qui l’acclimata en Crète. La pointe nord de l’île est couverte d’une palmeraie, qui se termine par la plage de gros sable doré de Vaï. Les vagues courent sur de larges dalles blondes de calcaire et l’eau verte est d’une limpidité parfaite. Rochers déchiquetés à quelques brasses du rivage : une carte postale qui attire les touristes, nombreux en cet endroit. De l’Andalousie à la Galilée, des rivages de la Turquie à ceux du Sahel, ceinture de palmiers au ventre de la Méditerranée.
ΖΑΚΡΟΣ
Au-dessus de Zakros, un chemin dallé bordé de figuiers mène à une source dont le bassin recueille les eaux qui jaillissent de la montagne avant qu’elles ne courent, prisonnières de tuyaux noirs, le long des chemins de la Crète. L’eau est si fraîche qu’elle nous rappelle nos bains dans la Neretva à Mostar, sous le pont cassé, qui nous glaçait jusqu’aux os dans la chaleur étouffante de la ville. Des eaux vives partout, eaux douces des sources, des villages, des fontaines et des calades. La Crète est une fontaine baignée par les eaux salées de la Méditerranée.




ΟΡΟΠΕΔΙΟ ΛΑΣΙΘΙΟΥ
Plateau du Lassithi. Montagnes désolées brûlées par la lumière, rare végétation, coussins d’épineux que le soleil blanchit, euphorbes, tapis secs de fleurs mauves et les hampes jaunes des fenouils qui se balancent dans le vent. En contrebas, la mer des oliviers. En haut, les ruches et les troupeaux de chèvres et de moutons. Éoliennes. Routes désertes, sans villages. D’un seul coup nous revient du passé ce parfum sec, chaud et sucré de la Grèce qui nous avait accompagnés d’Athènes aux Cyclades : l’odeur de la lentisque. Blaise Cendrars écrit dans Bourlinguer qu’il pourrait les yeux fermés déterminer le moment exact où il quitte l’océan et entre en Méditerranée : c’est le moment où l’air se parfume autrement. Et d’ajouter : « Lorsqu’on franchit Gibraltar, ça sent comme chez nous. La Méditerranée sent l’armoire à linge et le placard à confitures ».
Rameau d’olivier de la colombe de Noé, oliviers sacrés d’Éleusis, jardin d’oliviers de Gethsémani, huile d’olive des veilleuses des sanctuaires : comment cette terre pauvre et caillouteuse donne-t-elle à ses arbres ce suc si lourd, si parfumé et si doré ? « L’olivier ne provient ni de l’orient ni de l’occident et son huile est près d’éclairer sans que le feu ne la touche : lumière sur lumière ! » (Sourate XXIV, 35, An-Nûr) Plus loin, le Livre jure sur l’olive : « Par l’olivier et la figue, par le Mont Sinaï et la ville sûre ! » (Sourate XCV, At-tin).






ΣΗΤΕΙΑ
Cimetière de marbre blanc sur la route de Sitia. Vacarme des cigales dans les grands pins. Isabelle essuie du reste un brève attaque… Les tombes sont munies d’une niche où brûle une veilleuse, mèche de coton trempée dans un verre d’huile d’olive parmi des icônes et des fleurs artificielles qui se décolorent. Les cimetières sont habités la nuit par ces centaines de lumignons, comme autant de gardiens des défunts de la Méditerranée.




ΜΟΝΗ ΤΟΠΛΟΥ
Derrière le monastère de Moni Toplou, le verger des moines qui cultivent oranges, citrons, nèfles et grenades à l’ombre de vieux figuiers. À gauche de l’iconostase, la gloire du Christ au cœur du tétramorphe où le fabuleux et le transcendant concilient l’inconciliable. Position des doigts du Christ bénissant : l’index dessine un iota, le majeur, par sa courbure, esquisse un sigma, le pouce se place en travers de l’annulaire et forme un chi et l’auriculaire légèrement fléchi dessine un autre sigma, ce qui se lit ICXC ou IhcyC XpictoC, le nom du Christ à partir des majuscules initiales et finales de son nom en grec. C’est à un doigt près la position de la main du Bouddha.

ΠΑΧΕΙΑ ΑΜΜΟΣ
Au matin, Isabelle entend une petite fille en appeler une autre : « Artémis ! »…
Sur la plage de Pachy Ammos, rassemblement atour d’un terrain où s’affrontent deux équipes de beach foot : maillots noirs contre maillots blancs. Le jeu consiste pour nous à déchiffrer le nom des joueurs inscrits sur les maillots, Petros, Anthoni, etc. Pas facile quand ils sont sans cesse en mouvement. Les Grecs ont moins de mal que nous, qui les encouragent sans cesse en criant leur nom !

Vers le soir, hommage vespéral à Icare : des milliers d’étourneaux se rassemblent sur la baie, qui dessinent dans le ciel rose un immense voile d’eurythmie mouvant. Un vent fort souffle de la mer. Nous nageons dans l’eau tiède agitée de vagues qui roulent sur le sable des galets noirs et blancs, unis, marbrés, veinés de rose, de vert et de gris : tentation chaque fois de les emporter car chacun est un morceau d’histoire de la Méditerranée mais il suffit le plus souvent de les garder un moment dans la main avant de les reposer sur le sable.

ΠΑΝΑΓΙΑ ΚΕΡΑ
Panagia Kera, une petite église du XIIIe siècle ornée de belles fresques byzantines : Sainte Anne, Saint Georges, les apôtres et le évangélistes y adoptent les traits des dieux grecs, remarque Isabelle : mobilité des mythes de la Méditerranée.
ΜΙΡΣΙΝΙ
Myrsini, village délaissé qui somnole sur le flanc de la montagne, où nous retrouvons la Grèce des îles d’il y a vingt ans que nous découvrions alors avec Camille et Thomas. Tout y est abondamment chaulé jusqu’aux bidons d’huile moteur où poussent des jasmins. Miamou, Kamilata, Choustouliana, tous ces villages aux noms chantants exposent leurs émouvantes amphores, jarres et urnes de terre. Les potiers les décoraient en y appliquant l’empreinte de leurs doigts : reliefs réalisés par une pression régulière de l’index au ventre de la jarre ou marque des pouces qui ont appliqué la base de l’anse encore molle au col, comme deux amandes en creux dans la terre du pot. Je pose mes doigts plus de deux mille ans plus tard dans les doigts de l’artisan et retrouve ainsi son geste créateur : Méditerranée éternelle.
Μονη Φανεςωμενης
Le monastère de Fanéroménis mérite le nom de Saint Georges au basilic dont deux immenses plants encadrent le porche, de la taille d’un homme, et dont le parfum emplit la nef. Dans la petite grotte naturelle derrière l’iconostase, un amoncellement d’icônes et de petits ex votos en fer blanc : une jambe, un pied, une main, un œil, deux yeux, un enfant dont on espère la guérison. La taverne d’à côté propose des fleurs de courgettes farcies, des tomates, concombres et oignons accompagnés de feta et d’épaisses galettes d’orge trempées dans l’eau et l’huile et couvertes de tomates concassées. Retsina parfumé et café grec, le tout pour 12 Euros pour deux, mais sans le sourire de la farouche Hellène qui a préparé ce festin.
Cuisine crétoise : soupes de pois chiches, purées de fèves, feta, poisson, agneau, herbes bouillies, blé safrané, escargots, fleurs de courgette, ouzo, raki, galettes d’orge, laitages au lait de brebis, vins, fruits et légumes de la Méditerranée.


Île de MΟΧΛΟΣ
Traversée du chenal vers la petite île déserte dans la barque du passeur. Découverte au soleil couchant des nécropoles royales. De jeunes archéologues américains font la traversée au point du jour et reviennent au port vers midi. Je choisis une de ces tombes pour sépulture car le passeur n’a rien d’un Charon. Pour l’appeler, il suffit de sonner la cloche de la petite église de l’île et le voilà déjà qui franchit le chenal dans son caïque.
Kαλο Νερο
Mer de Libye, d’un bleu outremer plus soutenu que la mer Égée avec au premier plan les eaux turquoises des minuscules criques qu’Isabelle s’applique consciencieusement à découvrir et qui la comblent : elle prend de longs bains, beaucoup plus longs que les miens qui finissent souvent à l’ombre des petits tamaris qui poussent sur le rivage où je redécouvre Voyage au bout de la nuit.
Le monastère de Kapsa accroche sa belle église à une paroi rocheuse d’où jaillit une source chaude. Plus haut encore, la grotte de Joseph Yerondoyiannis comme un gigantesque larynx de pierre déployé face à la mer où l’ermite dialogua toute sa vie avec l’immensité marine .J’ai peine à concevoir aujourd’hui la possibilité d’un tel dialogue mais les Grecs possédaient plusieurs mots pour désigner la mer, qui l’habitaient pleinement : hals qui signifie sel, pelagos la mer en tant que spectacle, pontos ou l’espace des routes maritimes, thalassa le concept général et kolpos, le sein ou le giron, qui désigne le rivage, golfe, anse ou baie : la Méditerranée est donc mer matière, mer présence, mer profondeur, mer espace, mer voie, mer étendue, mer vision et ainsi évènement infini.
Dans l’Odyssée, la mer ne porte aucun nom propre : elle est partout la mer, la nôtre. Parfaite alliance des quatre éléments conjugués dans leur harmonie – ou leur violence – extrême. Isabelle y comprend la source de la puissance créatrice du poète de la Méditerranée.

MΟΧΛΟΣ
Le jeune passeur qui nous conduisit sur l’île aux nécropoles royales a disparu en mer avec son caïque et je songe déjà que faute de connaître son remplaçant, il me faudra choisir une autre sépulture. Une messe est célébrée dans l’église dominant la baie, dont la porte se pare pour l’occasion de deux grandes palmes croisées en forme de X. Conduite par trois popes, l’assemblée partage ensuite le repas funéraire dans une des tavernes du port.
L’olive encore : quand un marin mourait en mer, on l’entourait d’une voile de chanvre dont les liserés étaient cousus sur ses narines. Il sombrait droit dans les profondeurs, le corps lesté par des pierres ou un boulet de canon. Son trou dans l’eau ne se refermait pas avant qu’on ne jette quelques gouttes d’huile d’olive à l’endroit où il avait disparu.
Nous mangeons chaque soir dans une taverne au bord de la mer, au soleil qui se couche si tôt. Quand tombe la nuit, avant le lever de lune, la mer noire et lisse prend l’aspect de la mer de métal que Salomon fit couler devant le temple de Jérusalem. Large de 37 coudées, haut de 5, le grand disque de métal noir était soutenu par 3 bœufs d’airain : image que l’Écriture allait transmettre aux peuples de la Méditerranée.

ΛΕΝΤΑΣ
Nous partons vers le sud de l’île à travers la plaine de la Messara et je songe aux Bons Ports que mentionne Luc dans les Actes des Apôtres. De quels ports s’agit-il ? La route vers Lendas ne les annonce guère : terre à nu, chauffée à blanc par le soleil, rocs brûlés dans la lumière crue, herbes roussies courbées par le vent, clarté aveuglante, implacable…on ignore quelle vison a servi de modèle à Kafka pour sa colonie pénitentiaire, qui ne connut de la Méditerranée, je crois, que Trieste et Brescia. Il savait cependant que les îles ne sont pas que des lieux de bonheur et de béatitude : Dédale construisit en Crète la pire des geôles, le labyrinthe ; Sénèque passa huit années d’exil en Corse ; les magistrats romains condamnaient leurs ennemis à un séjour sur l’île de Mljet, que nous avons visitée : les serpents venimeux qui l’habitaient rendaient tout gardien superflu ; l’ancienne Raguse (Dubrovnik) abritait face à l’Adriatique une redoutable prison et les forteresses vénitiennes de la Crète comptaient de terribles cachots ; Napoléon fut relégué sur l’Île d’Elbe ;Trotski passa la première étape de son exil en Mer de Marmara, sur l’île de Principio ; des juifs furent internés en 1940 sur les îles Lipari ; la vielle forteresse autrichienne des Bouches de Kotor, sur l’île de Mamula, était vouée aux combattants antifascistes… La Méditerranée est une prison.
Nous passons cependant des heures tranquilles à Lendas. Des tortues évoluent dans les eaux du port. Grande plage de sable gris, rochers et galets, vers l’ouest, à l’écart du village. Ambiance des premiers matins du monde : on joue, on dort, on nage, on mange nu parmi les cabanes de bambous et de palmes. Enfants blonds des touristes hollandais et allemand, tissus indiens, encens, bougies et cheveux longs. Même ambiance un peu plus loin, à Matala. « Today is life, tomorrow never comes » : face aux grottes de calcaire en surplomb de la mer, ce slogan est sans doute le dernier témoignage de l’époque ou Bob Dylan et Cat Stevens hantaient les lieux. Matala, étape de la route vers Katmandou ne vit plus que dans les musiques d’un café d’où les sonorités des musiques de Janis Joplin et de Leonard Cohen s’effilochent vers les vagues : Méditerranée au croisement de toutes les routes.

ΡΕΘΥΜΝΟ
À travers ses ruelles, ses maisons, ses palais, ses minarets et ses fontaines, Rethymnon conserve des traces de son passé grec, turc et vénitien. Beaucoup de touristes et beaucoup de boutiques donc. On y vend pour quelques euros des marchandises made in Taiwan : des poils du minotaure, un bout du tendon d’Achille, des pommes des Hespérides, quelques franges de la tunique d’Œdipe, le sel des larmes de Cassandre et les pierres des murailles de Troie : les mythes de la Méditerranée ont la vie dure.


ΚΝΩΣΟΣ
En dehors de la ville, les ruines se déploient d’un vaste palais aux pierres couleur miel d’où se détachent de lourdes colonnes rouges et noires. Je les visite avec une femme qui fut autrefois vestale en ces lieux ! Large esplanade des processions, immenses jarres blondes, et espaces tout en délicatesse : le pourpre des fresques de la Salle du trône, le bleu délavé de la Chambre lustrale, le rose fané de la Chambre de la reine. Sir Evans, le Britannique et Dédale le Minoen : le tableau de la Crète rêvée par l’archéologue qui a « inventé » Knossos se superpose aux visions de l’architecte antique. Les romantiques ont eux aussi modelé la Méditerranée.

ΛΕΝΤΑΣ
Au retour, dîner sur le port de Lendas. Une soudaine panne d’électricité plonge les lieux dans le noir. Apparaît alors le ciel étoilé puis l’éclat lointain des bougies qu’on allume dans les tavernes le long de la mer, qui font de la petite crique un décor de crèche de Noël. Derniers bains. Le vent du sud s’est levé du fond de l’horizon qui masque les côtes de Libye, un vent à arracher la queue des ânes de la Crète. La mer ne s’apaise qu’au moment où le soleil se couche.
Les pistes hasardeuses qui partent du village nous mènent vers de somptueux paysages d’eau, de pierre et de lumière. Des centaines de chèvres y recherchent une herbe improbable. On distingue encore, en surplomb du port, quelques vestiges de lieux de culte : mosaïques avec un cheval ailé et fines colonnes de marbre clair abattues au sol. Lendas fut autrefois un sanctuaire où consultaient, comme à Épidaure les prêtres d’Asklepios. Le dieu médecin y attirait des pèlerins en quête de guérison venus de toute la Méditerranée.

ΗΡΑΚΛΕΙΟ
Au Musée d’Héraklion, les terres cuites aux formes parfaites, le geste solennel des déesses coiffées d’oiseaux ou de pavots et le viatique qu’elles nous offrent, la paume des mains de part et d’autre de l’impassible visage d’argile claire aux sourcils saillants, le pouce détaché des quatre autres doigts. Dans sa jupe aux sept voiles, une toute petite déesse aux seins nus brandit des serpents vers le ciel, qui d’un seul geste salue le soleil, bénit, conjure la mort et rend hommage à la vie, dernière image que nous offre la Crète…
Pedrag Matvejevitch, extrait du Bréviaire méditerranéen

« Il est possible, indépendamment du lieu où l’on est né et où l’on vit, de devenir méditerranéen. La Méditerranée ne s’hérite pas, elle s’acquiert. C’est une distinction, non un avantage. Il n’y est pas seulement questions d’histoire ou de traditions, de géographie ou de racines de mémoire ou de croyances : la Méditerranée est aussi un destin. »


Jean Pierre Ablard, août 2007

1 commentaire:

Kalogadjo / Καλογαδζο a dit…

je voudrais amener une petite rectification concernant ce que vous avez dit du monastère de Kapsa.
Il n'y a pas de source d'eau chaude dans le monastère.
Vu que l'eau est acheminée via de longs tuyaux circulant dans la colline sur environ 2 kilomètres (la source se situant à 2 kilomètres) et par conséquent est chauffée par le soleil durant son parcours.
Je connais bien l'endroit pour y avoir vécu deux ans en tant que laïque
Bien amicalement
Christian-Christos
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