Bienvenue sur ce blog, merci d'être là, au plaisr de lire vos remarques ou vos suggestions!
Ma photo
Carrières sur Seine, 78, France

jeudi 13 mars 2008

Selam Istanbul





Salam Frank ! Je t’ai vu hier, veille de mon départ pour Istanbul, dans ton long voyage vers toi-même, comme incertain de tes escales et du but mais assuré des courants qui te portent. Je te dédie ces lignes. Bon vent !

Dimanche 4 novembre 2007

Erhan Erdogan, initiateur du programme d’échanges culturels qui m’amène à entreprendre ce voyage, m’accueille à l’aéroport d’Istanbul.
La route serpente entre la Mer de Marmara et de longues barres d’immeubles puis longe les anciennes murailles de Byzance jusqu’au vieux quartier de Sultanhamet. De très fins minarets de pierre claire encapuchonnés de noir rythment les courbes molles des collines. Surgissent alors du passé, comme ces négatifs où s’imprimaient simultanément deux différents clichés, mes souvenirs de 1999 et de notre arrivée à Sarajevo, qui se superposent à l’instant présent : même relief de vieilles montagnes, mêmes quartiers en déshérence, même élégance des minarets, même empreinte ottomane.
Le long du Bosphore en direction de la Mer Noire : d’innombrables barges, cargos, porte containers turcs, grecs, russes ou bulgares peints de couleurs criardes ainsi que quelques bateaux militaires attendent immobiles l’autorisation de franchir le détroit que sillonne en désordre la flotte légère des petites barques, embarcations de pêche et de plaisance. Sur les quais, alignés sur des kilomètres, des pêcheurs à la ligne proposent le produit de leur pêche dans des bassines. Nous les y verrons nuit et jour. Un vieux turc vend du thé aux passants qu’il puise d’un lourd samovar de cuivre posé sur une charrette à bras. Un autre porte sur sa tête un plateau de métal surmonté d’une pyramide de bagels.
Erhan me conduit dans un café au bord de l’eau, face à la ville asiatique dont les palais se détachent sur le vert foncé des pins noirs des collines, où nous partageons notre vision des projets qui nous réunissent.
Retour à la nuit tombante vers la Corne d’Or. Trottoirs encombrés de cireurs de chaussures et de marchands ambulants qui proposent maïs et châtaignes grillés, chaussée envahie par les piétons, circulation sans cesse bloquée, lumières blafardes des échoppes. Nous parvenons enfin, loin de cette cohue, au Lycée d’Istanbul. Sévère bâtisse à l’architecture prussienne dressée sur les hauteurs de Sultanhamet à quelques pas de la Sublime Porte, de Sainte-Sophie et de la Mosquée Bleue, il abrite depuis 1860 le Lycée allemand de la ville. Une équipe de cinéma tourne dans la cage d’escalier et les couloirs, que la lumière des projecteurs fait violemment surgir de la pénombre.
En contrebas du bâtiment, les terrains de sport grillagés où les premiers pensionnaires de retour au lycée ce dimanche soir disputent des matchs de foot. Rebond des ballons sur les grillages de fer, écho des cris des joueurs que répercutent les murs des immeubles : sons des premières scènes de West Side Story, au bas des immeubles du Bronx.
L’avion d’Ivan Rocher, mon collègue de Genève, est retardé. Erhan me propose une visite nocturne de la Mosquée Bleue que je découvre surgie des profondeurs de mon Orient, à la fois ramassée sur elle-même et jaillissante vers le ciel. Les mouettes qui la survolent se transforment soudain, dans la chaude lumière des projecteurs qui l’illuminent, en oiseaux d’or qui prolongent dans les hauteurs l’élan de ses minarets.
Nous déambulons pieds nus dans le vaste territoire qui s’ouvre à nous sous un monumental lustre circulaire. Son positionnement étonnamment bas, sa grâce et sa fragilité soulignent la part aérienne de l’espace de prière, comme une couronne flamboyante qui donne aux minuscules silhouettes prosternées sur l’immense tapis la promesse d’une imminente royauté. Contemporaine de Saint-Pierre de Rome, la Mosquée Bleue témoigne, à travers la structuration de son volume libéré de tout obstacle, de la force de l’Islam en son âge d’or : l’orant en bas, le ciel au dessus de lui, à portée directe de prière, par l’intercession du sacre de la lumière.
Les fidèles qui ne prient pas discutent ici et là, accroupis au sol, dans le désordre de leurs poses détendues. Nous nous étendons à notre tour à proximité du Mihrab et nous abandonnons en silence à la magie du lieu.
Devant la mosquée, quelques traces encore visibles de l’hippodrome de Constantin et une belle illustration des désordres de l’histoire : des chevaux de marbre originaires de Delphes et transportés à Rome où ils surmontaient l’Arc de Trajan furent acheminés à Constantinople sur ordre de Théodose et y ornèrent la loge impériale de l’hippodrome. Les croisés s’en emparèrent et les placèrent sur la façade de la Basilique Saint-Marc. Bonaparte les installa devant le Louvre sur l’Arc du Carrousel avant que la Cité des Doges n’exige leur restitution…
Arrivé d’Ivan. Cedat, professeur de sport du lycée, nous prend en charge, qui nous conduit à travers la Corne d’Or sous le Galata Bridge vers une gargote : raki, meze, poisson. La conversation en anglais saute des Kurdes aux Arméniens, du PKK à l’Iran et aux menaces qui pèsent sur la frontière orientale du pays. Pour l’heure, la lumière des palais et des mosquées brille de mille feux à la pointe des vagues du Bosphore.
Retour tard dans la nuit vers nos chambres du lycée par les rues désormais plus tranquilles. Les couloirs sont encore occupés par l’équipe de cinéma. Cedat nous conduit à travers de vieux escaliers dérobés sur le toit de la bâtisse qui surplombe Istanbul : ville occidentale à nos pieds et, de l’autre côté du Bosphore, la partie asiatique de la ville, tout en dentelles de lumières.
Au cœur de la nuit, l’appel à la prière, doux, insistant, presque lancinant se répercute sur les murailles de la vieille ville, se mêle aux autres appels des proches minarets et tourne autour des murs de la chambre.

Lundi 5 novembre 2007

Petit déjeuner avec Ivan dans le réfectoire des internes. De nombreux élèves sont déjà présents, vêtus de l’uniforme jaune et noir du lycée.
Cloche de 8 heures : nous les suivons, curieux de leur entrée en classe. Tous se rassemblent dans l’immense cage d’escalier de l’entrée sous de lourdes horloges murales curieusement arrêtées à 15 heures 30. Au centre du groupe, devant un portrait de Mostapha Kemal, le croissant et l’étoile du drapeau turc. Bref appel : chacun de se redresser et d’entonner à pleine voix l’hymne national avant de se diriger vers sa classe. La cérémonie se répète, identique, dans tous les établissements d’enseignement de la Turquie en début de semaine et à la fin des cours du vendredi.
En 1918, face à l’imminence du conflit avec les Anglais, les façades du lycée furent peintes en un jaune qui signalait les édifices publics de la ville. Dès le premier jour des hostilités, 60 élèves volontaires pour se battre furent tués à 15 heures trente précises. De là ces deux grandes horloges que l’on a figées à l’heure de leur mort. Les croisées des fenêtres du lycée furent alors peintes en noir en signe de deuil. Jaune, noir : les deux couleurs de l’uniformes des élèves depuis ce jour.
Atatürk est partout : dans les rues, les cafés, les magasins, sur les palissades des chantiers, le bus, les bateaux, les bureaux. Je compterai jusqu’à cinq portraits différents sur mon chemin du bar aux toilettes d’un café…
Sa présence affirmée dans les écoles est le rempart qu’oppose la frange libérale et cultivée de la population à la montée du radicalisme religieux. C’est du moins ce que nos hôtes nous expliquent sans cesse.
Nous consacrons la journée qui commence à visiter l’école du Petit Prince qui abrite les classes du primaire du Lycée français Saint-Joseph dont nous accueillerons quelques élèves à Genève et Paris en 2008 : entretiens avec les professeurs, préparation des programmes, aspects financiers… et cours improvisés dans les classes sous le regard sévère d’Atatürk et le drapeau national. Allemands, anglais, turcs ou français, nos échanges sont chaleureux, que nous menons avec des collègues compétents. Nous les félicitons du niveau de français de leurs élèves.
Retrouvailles en début de soirée avec Roswitha Garff, ma chère collègue de Verrières, dont l’avion vient d’atterrir. Convaincue de la pertinence de ce programme d’échanges, elle a su enthousiasmer ses collègues et les convaincre de participer à ce projet culturel avec la Turquie.
Dîner au Club des Anciens du Lycée français Saint-Joseph entre les partenaires turcs, français et suisses du programme. Derrière nous, un groupe de vétérans fête ses retrouvailles annuelles, dont le plus jeune doit avoir au moins 80 ans.
Parcours croisés : c’est dans ce même lycée Saint-Joseph que le grand-père d’Ivan Rocher et la grand-mère de Jacques Monteaux, tous deux arméniens, apprirent le français…


Mardi 6 novembre 2007

Je partage avec Roswitha le petit déjeuner des élèves du lycée : olives noires, fromages et çay, un thé très sucré.
Ivan dort encore. Nous filons vers la Mosquée Bleue qui s’éveille à peine. Nous y voilà, seuls, au point du jour, baignés dans le bleu laiteux des milliers de carreaux de faïence d’Izmik. Rapide visite à l’étrange tombeau du sultan Ahmet et de ses fils puis retour au lycée par un froid mordant pour un second petit déjeuner, très protocolaire celui-là, en présence du proviseur et de ses adjoints.
Un taxi nous conduit à nouveau au delà du Bosphore vers la ville asiatique et nous entamons une autre journée de travail avec les professeurs de français et quelques classes de l’école du Petit Prince, Özel Küçük Prens Ilkoğretim Okulu, où Ivan s’atèle avec assiduité à l’étude du turc.
Retour en taxi, vers Sultanhamet et le vieux contient. La circulation intense rend les trajets interminables, que nous occupons par de savantes discussions : Ivan nous entretient de la spécificité de la coupole en architecture, de l’espace intérieur qu’elle dématérialise et qui se récrée nécessairement dans les contreforts extérieurs et de l’équilibre des forces sur les piliers qui la soutiennent. Échanges de compétences : je me lance dans la description d’autres piliers, ceux de l’Islam et expose les rites liés à la prière. Roswitha, très experte, nous commente les fragrances de l’eau de toilette Farina qu’utilisait Goethe…


La fin de l’après-midi est consacrée à la visite de Aya Sofya, d’abord si lourde et sans grâce en comparaison avec la Mosquée Bleue qui lui fait face. Parfaite illustration des propos d’Ivan : sa structure massive est la contre image d’un vaste espace intérieur arien, sans matière, que plus rien n’encombre. Cette « Maison de la sagesse » qu’est Sainte-Sophie mêle aux calligraphies des noms d’Allah une Vierge en majesté flottant dans l’abside au-dessus du Mihrab et de somptueuses mosaïques du Christ bénissant.
Erhan nous fait la visite et s’excuse de l’absence de la conservatrice de Sainte-Sophie qu’il avait chargée de nous faire les honneurs des lieux : voici le seul « accroc » de ce séjour au long duquel sa présence attentive nous sert d’introduction, de recommandation, de coupe-file et de laisser passer d’un bout à l’autre de la ville !
À quelques rues de là, nous découvrons le Grand Bazar, kitsch et clinquant, ses ors, ses draperies étincelantes, son amoncellement de marchandises, ses vendeurs affables et rusés, ses artifices.
Éducation religieuse : lorsque retentit l’appel à la prière du soir, j’entraîne Roswitha vers la Mosquée du Pacha. Je crains que la roumie ne se lasse mais elle en redemandera le lendemain…
La soirée se termine par un repas qui réunit tous les acteurs du projet au Litera, un restaurant de Galatasaray au dernier étage d’un centre culturel qui appartient à la Fondation des anciens du Lycée d’Istanbul. Bilan du travail, échange de cadeaux : l’hospitalité turque n’est pas une légende. Les murs sont d’immenses baies qui nous permettent une dernière plongée sur la Corne d’Or et le Bosphore où circulent encore de nombreux bateaux.
Courte nuit. Nous retrouvons les internes du lycée agglutinés devant une télévision qui diffuse justement le match Liverpool – Galatasaray ! Leur long chahut lors de la victoire précède le concert nocturne des mouettes, particulièrement excitées par le match. L’appel à la prière de cinq heures les fait taire mais me réveille. Je replonge dans le sommeil. Presque aussitôt, un gardien du lycée frappe à la porte de ma chambre qu’il confond avec celle d’Ivan et m’annonce qu’un taxi pour l’aéroport m’attend. Geste hébété vers la porte d’à-côté. Il est 6 heures. Le jour déjà se lève.


Mercredi 7 novembre 2007

Notre proche départ vers Cologne ou Paris nous incite à profiter encore et encore du début de matinée. Je propose à Roswitha une séance au hammam de Cağaloğlu, un des plus anciens établissements de la ville.
Luxe, calme et volupté de l’élégante salle monochrome de marbre gris. Le jour pénètre à peine, tamisé par les quelques ouvertures en étoile de la coupole. Deux hommes déjà s’alanguissent sur l’estrade centrale que je rejoins pour un beau moment de détente. Contre les murs, d’élégantes fontaines de marbre où puiser l’eau dans d’anciennes bassines de cuivre ou d’étain. Le bien-être s’installe peu à peu entre ablutions, frictions, passages à l’étuve et moments de repos.
Ultime visite à la Mosquée Bleue dont l’or des croissants de lune brille enfin sous le soleil.
Ultimes achats.
Ultime rencontre avec Erhan dans le bureau du proviseur du lycée. Ultime thé, ultime café, autour des ultimes détails techniques à régler. Notre fidèle chauffeur qui nous a transportés tant de fois d’un bout à l’autre de la ville nous conduit à l’aéroport. Le soleil brille vers les Îles aux Princes. Retour vers l’Europe.


Jean Pierre Ablard, 7 novembre 2007

Aucun commentaire: