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Carrières sur Seine, 78, France

dimanche 9 mars 2008

notes de voyage à Berlin, avril / mai 2006


JPA, Berlin est, 1973



À Thomas

Prenzlauerberg : les immenses friches industrielles de la ville de l’est, les arrière-cours aux mains des post-modernes, la nostalgie de l’ère socialiste et des années 70, les immenses allées sans voitures, les larges trottoirs, les bars… Thomas y est comme un poisson dans l’eau et semble tout connaître des moindres lieux, les bars, les lieux de rencontre, les espaces professionnels à louer...
Chausseestrasse : à peine entrevus les tilleuls qui dominent l’endroit, j’ai l’intuition qu’il est là, derrière la grille encore lointaine, le cimetière des Huguenots, officiellement Dorothäen-Städtischer Friedhof : un havre de paix au milieu du vacarme de la ville de l’est. Chants d’oiseaux et fleurs sous les arbres à l’ombre desquels les Spartakistes luttèrent contre les troupes de l’empereur. Nous déambulons au hasard des allées. Je ne parviens pas à y trouver ce que je cherche…Et soudain, au détour d’une allée, le carré dur : Hans Eisler, Paul Dessau, Bert Brecht et Helene Weigel, côte à côte ou face à face : hommage à Brecht, celui des premières années, avant qu’il ne devienne gras. Je découvre plus tard sa maison à l’angle du cimetière. D’autres plus loin : Wolf Langhof, John Heartfield… J’y retourne sans Thomas et je suis du regard un jeune homme qui porte une fleur à la main. Pour qui ? J’imagine qu’il l’aura posée sur la tombe de Marcuse.
Pergamonmuseum : je me promène dans une reconstruction de l’avenue des processions de Babylone et traverse la Porte d’Ishtar, l’immense arc de pierre au bleu si profond que j’avais toujours souhaité voir. C’est, dit-on, devant ces murailles que Gilgamesh aurait saisi la cuisse d’un taureau pour la jeter contre la déesse, geste inouï dans sa violence nue. On pénétrait ainsi, venu du nord de la ville, dans le temple de Mardouk avant d’en ressortir vers le sud, en direction du pont qui enjambait l’Euphrate. À l’étage du dessus, la grandiose façade de la Mschatta, le palais d’hiver des souverains, venu tout droit du sud d’Amman.
Oranienburgstrasse : voiceless altars of flesh / nailed in unholy misery / centuries in decomposition / exhume to consume / birth beneath earth / spiritual amputations / endless bleeding journey / destroy sacred works… Les imprécations de Steven Sheaver, de Vancouver, s’étalent en un long texte écrit en blanc sur noir sur la façade d’un immense double mur aveugle : une grande partie de la ville est dominée par cette même atmosphère.
Pariserplatz : je traverse pour la première fois la Porte de Brandenburg comme j’ai traversé quelques minutes avant la Porte d’Ishtar ! La dernière fois que j’étais ici, en 1974, nous étions plusieurs étudiants de Halle, Mette, Graziella, Enzo, Torben et d’autres, dans les quartiers est, sous la pluie, à penser tout comprendre de ce qui se jouait sous nos yeux. Lesquels d’entre eux sont revenus ici depuis toutes ces années ?
Hanah-Arendt-Strasse : 2.711 stèles de béton dans le jeu de l’ombre et de la lumière évoquent des tombes muettes. Au sol de l’espace souterrain, la Salle des Dimensions : 15 témoignages dont celui-ci, émanant de Ralph Oppenheijm, juif danois, en date du 4 avril 1945 : « Mais pourquoi sont-ils si pressés de faire disparaître les noms ? Ont-ils peur que le monde civilisé ne perçoive à combien de milliers de personnes ils ont ôté la vie ? Essaient-ils d’effacer les traces de leurs crimes ? Ils finiront bien par effacer les quelques uns d’entre nous qui sont encore en vie… ». A côté, dans la Salle des Noms, s’égrène l’identité des victimes recensées dans les fichiers du Yad Vashem tandis que leur nom s’affiche en lettres de lumière sur les quatre murs de la salle nue et sombre. Il faut 4.117 jours, soit plus de six ans et demi pour citer toutes les victimes de l’Holocauste (Juifs, Roms, homosexuels, politiques et handicapés) sous cette forme.
Geschwister-Scholl-Strasse : dans la rue, de petites statuettes africaines en bois noir vêtues de paille à demi consumée, entourées de cordelettes qui les enserrent, brûlées elles aussi, ou d’un sac brodé de coquillages blancs. Le sorcier les a sorties du feu avant qu’elles ne se consument. Je ne marchande même pas : j’ai réussi à introduire peu à peu quelques masques dans la maison, plus ou moins tolérés, mais je me ferais tuer si je rapportais « ça » à Carrières !
Kastanienallee : Gorki Bar. Thomas n’a de cesse de me faire découvrir les lieux branchés… Prendre une boutique des quartiers est des années 70, type agence de voyage pour les « pays frères » du pacte de Varsovie, ne rien changer à la déco, laisser le papier orange à décors géométriques qui se fane, les rideaux de grosses mailles brunes qui pendouillent à leur tringle de métal, les appliques dépareillées de verre cathédrale, ajouter des tables basses en formica, des fauteuils tendus de cordes en plastique et proposer de la bière russe : le décor est planté pour une longue nuit.
Hakescher Markt : de belles cours Art Nouveau entièrement carrelées de céramiques et tout à côté l’arrière-cour qui abrite la maison natale de Anne Frank : friche urbaine, briques noires, graffitis, collages, vie.
Monbijou-Brücke : près du pont, les stands des vendeurs polonais et leurs marchandises de l’ère communiste : 1 euro l’insigne de la FDJ, 5 euros le brassard Helfer der Volkspolizei (il faut marchander dur, mais je l’ai acheté après m’être souvenu l’avoir porté), écussons, boucles de ceinturons, médailles de la Stasi avec Lénine, montres de l’armée rouge, masques à gaz. Un vendeur nous vend deux singes de métal articulé pour apprendre les tables de multiplication : mes petits élèves vont adorer !
Oranienburgstrasse : les coupoles de la synagogue incendiée lors de la nuit de cristal, la montée art déco de l’escalier, la salle de conférences : un décor pour les drames mystères !
Karl-Liebknecht-Strasse : gâteau au pavot comme celui que j’ai découvert quand j’étudiais à l’est. Les seules boissons disponibles en permanence dans les cafés de l’époque étaient une bière tchèque et une limonade parfumée au sureau au goût douçâtre, servie tiède dans des verres de carton…au goût de carton. Nous les accompagnions de ces mêmes gâteaux au pavot.
Friedrichstrasse : Check Point Charlie ou la façon dont Berlin s’humilie et humilie son histoire. Je pense à la chanson de Wolf Biermann: « Was nie ein Alchimist erreicht, sie haben es geschafft: aus deutscher Scheiße, haben sie sich echtes Gold gemacht.“
Kreuzberg 36: Salam Berlin ! Des enfants jouent au foot dans des squares grillagés aux premiers rayons du soleil qui s’élève au-dessus des immeubles. L’herbe pousse entre les pavés. Les premières échoppes ouvrent leurs portes dans les odeurs de kebab de la veille. La police patrouille déjà dans la rue dans l’attente de la manifestation de l’après-midi. Je recherche sans succès sur Internet le café de Lucie Ledike que j’aimais tant autrefois. Peine perdue, elle doit avoir 450 ans aujourd’hui.
Unter den Linden : un magnifique cliché de Marlene Dietrich pendant le tournage de Shanghai Express : elle n’a jamais été aussi belle et ne le sera plus jamais.
Brunnenstrasse : sur une borne de connexion téléphonique, un tag signé Astre : « J’aime la vie, oh oui je l’aime !… » et un peu plus loin, près de chez « Schlitzohr », l’épicier chinois, un petit monstre de Hayet. Thomas a peint devant un bar un rouleau de papier hygiénique qui déroule le long de la porte une longue bande de papier fleuri : « Rouleau de printemps ».
Alexanderplatz : encore plus monstrueuse et incompréhensible depuis que la ville de l’ouest recouvre les strates de la ville de l’est.


Flughafen Schöneberg : les évènements du siècle dernier sont trop lourds à Berlin pour pouvoir y vivre un jour. Chaque pas que l’on y fait soulève la poussière du passé, poussière sourde et collante, apesanteur politique, qui témoigne des difficultés de l’Europe du centre à se saisir de son avenir. Thomas parvient à prendre la ville dans son présent, là où elle en est de son histoire, dans ce qu’elle lui offre de liberté, et il y tisse son avenir…

Jean Pierre Ablard, 3 mai 2006

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