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Carrières sur Seine, 78, France

mardi 8 juillet 2008

Les arcHIVes du silence
Ces arcHIVes sont nées de l"accompagnement, pendant 10 années, de Gilles, Guy, Eric, Philippe et Yves, 5 hommes malades du sida. Pierre était à mes côtés, membre de la même association. Luc, Mathieu, Marc et Jean, les évangélistes, depuis plus de 2000 ans, témoignent à leur façon de leur histoire...
Gilles : Gilles est opérateur dans un grand cinéma des Boulevards. Lance la bobine, règle l’image, le son. En bas, dans la salle, la jeune ouvreuse dispose d’une sonnette électrique pour lui signaler les ratés de la projection. Peu confiant de nature, Gilles ne s’y fie pas. Pénètre discrètement dans la salle après quelques minutes de projection pour apprécier la netteté de l’image et la justesse du son. Sur l’écran, Le Dialogue des Carmélites, déjà engagées sur le chemin de la mort. Satisfait des réglages, Gilles regagne la cabine. La routine ? Il n’en connaît pas. Veille à la fin de la séance à tamiser la lumière des appliques murales : des femmes et quelques hommes pleurent chaque jour, frémissant du chant douloureux des nonnes. Gilles avait pleuré lui aussi lors de la première projection du film au Rex. La violente clarté des lampes l’avait saisi. S’en souvient maintenant qu’il est opérateur : a cette élégance de reconduire doucement le public vers la lumière de la rue comme par la main pour permettre à chacun de cacher son émotion dans la pénombre.
Luc : Ne pleurez pas car elle n’est pas morte, elle dort.Gilles : Il est rentré dans sa maison. Le jour baisse.
Guy : Jour de son anniversaire. Pierre me raconte ce geste impossible : prendre son téléphone et souhaiter un bon anniversaire à un condamné à mort !
Éric : Association de deux, trois, quatre molécules. Il traverse ses épreuves sans progrès notoires, sans rechutes non plus, fixé sur son passé, ses souvenirs, sa vie qu’il retourne sans cesse comme une terre stérile. Aime les massages, qui redonnent un peu de vie et de dignité à un corps que l’hémiplégie rend inerte.
Gilles : Parmi toutes les actrices, il préfère Julietta Massina. Quand il entend parler d’elle, il se lève. Par respect. Mais n’explique à personne pourquoi se redresse ainsi. Il est à présent incapable de se lever, ni pour elle, ni pour une autre. Le cytomégalovirus attaque la moelle épinière. Le bassin est douloureux. Les muscles des cuisses ont fondu. Les jambes ne répondent plus. Il est entré dans cette chambre en marchant, à ce moment où le jour baisse.
Marc : Il le saisit par la main, le redressa et le tint debout.Guy : Brun, grand, type méditerranéen, juif tunisien, épaisse chevelure, corps athlétique. Au plus profond de la maladie, se redresse, se tient debout et trouve la force de faire le chemin de la coke d’Achères à la Défense, jusqu’à son dealer.
Philippe : Fier, hautain, long, sec. Souffre d’une infection généralisée qui nécessite de longs séjours en hôpital suivis de phases de récupération aussi spectaculaires qu’éphémères. Tout épanchement lui est étranger. Fermé autour de ses souffrances, échange peu – ou sur un mode grinçant qui exclue l’autre, définitivement.
Gilles : On l’a porté dans le grand fauteuil brun à côté du lit. Pierre et moi sommes installés à ses côtés. Sa main droite inspecte l’accoudoir. Examine avec soin les coutures, le grain du faux cuir, le fruit du métal chromé, la fade douceur du galbe du coussin. Caresse l’arrondi, va, vient encore et s’immobilise comme si rien d’autre n’était plus à découvrir à présent. Se promène, transparente, sur l’étoffe claire du pyjama trop grand, comme pour en chasser une invisible poussière. Main pâle et maigre aux ongles courts. Sous la peau fine, les os dessinent un éventail changeant. La main avance à tâtons, telle une aveugle, sur le visage aux yeux clos.
Guy : En visite avec Pierre dans sa famille : la mère joviale, petite femme debout. Le père brusque et bourru qui nous sert affectueusement dans ses bras, nous qui prenons soin de son fils. Nous sommes ses enfants, un court instant.
Gilles : Dans les derniers temps précédant son séjour à l’hôpital de Poissy, Gilles ne sort plus qu’à la nuit tombée. Rase les murs, prêt à rebrousser chemin à la vue d’une silhouette connue. N’allume plus la lumière de la salle de bains, évite le reflet de son visage dans le miroir. Ses joues, son front, sa nuque, tout son beau visage est constellé de lésions. Le jour baisse.
Éric : Le conduire chez lui, une dernière fois, en Normandie, dans sa maison du bord de mer pour un bref séjour de quelques heures. Lui offrir la joie de marcher pieds nus sur le sable de la plage toute proche, de faire une sieste devant les vagues, de sentir encore l’eau de la mer monter le long de ses jambes.
Jean : Un ange descendait et remuait l’eau. Le premier qui y entrait était guéri, quelque fut sa maladie.Gilles : Quitte l’hôpital de Poissy pour un établissement de post-cure au Vésinet. Dans la lumière d’avril, les fleurs au calice ouvert comme une bouche parlent de douceur. Barbe blanche, visage émacié. Des lésions cutanées apparaissent autour des ailes du nez. Peine à retrouver certains mots. Hésite. Les mots sont des cailloux durs qui blessent les lèvres fragiles et déchirent la gorge sèche. On lui a volé ses vêtements dès son arrivée. Sur la table de nuit, quelques livres. Ne lit plus. Refuse l’idée de vivre encore. Amertume et désespérance à peine voilées, en notes discrètes au bord coupant des mots.
Yves : Fatigue. Calvitie. Vision altérée. Depuis peu les plaques sombres du syndrome de Kaposi : une légère induration violette sur la face interne du pied, puis sur la jambe. Entoure soigneusement une légère bande de gaze autour des lésions, qui protège l’étoffe du pantalon du gras de l’onguent.
Gilles : Dans le matin glacial des petites gares de l’Aisne, son père assemblait les wagons. Chaînier. Il était de l’équipe de l’après-midi ou de la nuit, alternativement. Gilles le voyait peu : au retour du travail, partait au potager. Donnait les fruits de sa terre à qui les lui demandait. Ses groseilles à maquereaux n’arrivaient jamais à maturité : les enfants les avalaient encore verts. Au temps des cerises, les voisins se rassemblaient autour du vieil arbre. Il y avait toujours assez de fruits pour tous.
Yves : La société chargée de collecter ses pansements souillés refuse de masquer l’origine médicale des sacs que les employés descendent deux fois par semaine, ouvertement, sur le parking de l’immeuble. Pierre et moi le soutenons dans ses demandes répétées de mise à disposition de containers banalisés.
Gilles : La chambre est vide. Le lit s’étale, qui porte sans pudeur la marque de son corps sur l’alèze froissée. Ses mains nerveuses ne s’agrippent plus à la potence ou à la tête du lit. Fièvres et diarrhées persistantes. A été transféré dans un nouvel hôpital. Une autre chambre, une autre étape.
Luc : Je te dis : lève-toi, prends ta civière et rentre chez toi !
Gilles : Jour de colère. Gilles a quinze ans. Le chaînier lui apprend qu’il n’est pas son père. Son père, le vrai, est parti à la fin de la guerre en laissant deux garçons. La mère de Gilles avait pris l’habitude de passer la frontière et d’aller en Belgique, par le train, pour se procurer le nécessaire. Marché noir et contrebande des miséreux. C’est dans un de ces trains qu’elle rencontre le chaînier. La voilà rouge de confusion devant ce nouvel amant face aux douaniers qui connaissent son manège. Bonhommes, ils la laissent faire. Elle rit. Le chaînier rit lui aussi. La rougeur de la honte devient rougeur du plaisir qu’elle prend dans le train avec le chaînier.
Yves : Perd un œil à la fin de l’été. Refuse un temps son traitement. Sait qu’un mauvais dosage a irrémédiablement brûlé la rétine et menace l’autre. Dit à Pierre qu’il a peur.
Jean : Il cracha à terre, fit de la boue avec sa salive et la déposa sur les yeux de l’aveugle.Éric : Ne se bat pas plus pour vivre qu’il ne se laisse aller. Attend. Un jour. Un autre jour.
Gilles : Le cathéter est en place, si près du cœur qu’il a peur qu’il ne soit transpercé de part en part par l’aiguille de la seringue.
Guy : Aube. Il meurt à sept heures. La mère de Guy sort de l’ascenseur et pénètre dans sa chambre déjà vide. Le jour se lève. Elle sait. Nous l’accueillons avec Pierre dans la chambre de son fils. Puis nous sortons, si tendus que le fou rire nous prend à la moindre occasion, dans les couloirs, les toilettes ou la cafétéria.
Jean : C’est hier, à la septième heure, que la fièvre l’a quitté.Guy : Il est emballé dans un suaire de plastique blanc muni d’une fermeture éclair. Les murs de la petite morgue normande sont carrelés de blanc. Froid du sous-sol. Sa sœur aînée est déjà auprès de lui. Sa cadette est dehors. N’ose quitter la lumière du jardin pour s’engager dans l’étroit escalier qui mène à son frère. Pierre va et vient entre elles deux.
Matthieu : Il prit le corps et l’enveloppa dans un suaire de lin pur.Jean : Le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandelettes et la face recouverte d’un suaire.Gilles : Ne fréquente plus guère qu’Ingrid, une jeune voisine légèrement handicapée mentale. Elle lave son linge. Lui apprend en échange à tapoter sur le clavier de l’ordinateur.
Éric : Veut réapprendre à écrire. Je lui procure des crayons, des pastels et de grandes feuilles de papier. Il trace maladroitement quelques lettres capitales sur un cahier d’écolier, les mêmes que celles que j’apprends chaque matin à mes élèves.
Gilles : Seul en forêt. Gilles se fait braquer par Marcel qui pointe son arme vers lui. Aide Marcel et lui donne de l’argent. Depuis ce jour, le voyou le protège. Mais un jour, le braqueur introduit chez Gilles un garçon qui devient son amant. Amours sordides. Il le vole : une montre, un pistolet et un rubis que Gilles avait fait monter par un orfèvre sur une bague d’après une gravure anglaise qu’il affectionnait.
Guy : Visite à ses parents quelques semaines après son décès, Pierre et moi. Un petit lumignon de plastique rouge brûle devant sa photo dans un coin du salon.
Gilles : Ingrid se dévoue pour Gilles et n’attend rien de lui. Gilles l’apprécie pour ce qu’elle est, pour son affection sans calcul. Il n’est aucun enjeu dans leur relation. Ils n’ont rien à se prouver. Chacun trouve en l’autre son humanité.
Gilles : Sur une photographie de sa jeunesse que me donne son frère: en pull rouge, il longe un champ de blé mur. La plaine du nord. Cheveux blonds. Fermeture du visage. Les mâchoires sont crispées et les yeux se mesurent à l’objectif.
Philippe : Visite à l’hôpital de Colombes. Par la porte des chambres ouvertes, les appels de quelques vieux malades solitaires. Est si fiévreux que ne me reconnaît pas. Les calmants l’entraînent bientôt dans la torpeur et je m’éloigne de son lit. À côté, un autre malade, jeune, un indien, complètement nu. Il n’a aucune connaissance en France. Ses amis sont à Bombay. Personne n’est venu lui apporter quelques vêtements. Je descends et lui achète deux caleçons au supermarché. Lors de ma visite suivante, il a déjà quitté la chambre.
Gilles : Jour d’amertume. Il est couché sur le côté, les genoux repliés vers le menton, dans l’ignorance de la fibroscopie du lendemain.
Gilles : À Quinssé, dans l’Aisne. Hiver 54. Les enfants dorment dans la seule pièce que l’on chauffe encore, les deux frères et la sœur, dans le même lit à barreaux. Le givre blanchit les fenêtres qui refusent de s’ouvrir. Seul le père sort encore pour chercher de la nourriture. Au loin. Le jour se lève.
Gilles : Cachexie. Semble chaque jour plus maigre. Sa peau fine est tendue sur les os des épaules, couturée de cicatrices. Le scalpel a fouillé la chair pour trouver la veine du Port-a-cath. Ne parle plus. Interroge du regard. Prend ma main, ses yeux bleu acier au fond des miens, la serre longtemps. Ne sait rien des examens récents. Désormais hors du temps. Le jour baisse.
Gilles : Sa mère est enterrée un premier avril. Sa sœur : « Elle nous a fait une bonne farce, il a fallu lui fermer deux fois les yeux ! » Lui tenait la main gauche et sa sœur la main droite. Elle a poussé un soupir. Morte en paix dans ce souffle. Dans la tombe, garde aux oreilles les boucles dont elle ne se séparait jamais. La sœur : « On n’enterre pas une morte avec ses bijoux ! » Sa dernière volonté : que les cloches de l’église sonnent longtemps. Le curé refuse. Craint que le clocher en ruines ne s’écroule. On sonne les cloches sobrement. Gilles les regarde longtemps.
Gilles : A pour idole Claude François, dont il est amoureux et qu’il admire pour son élégance. Achète pour le mariage de la sœur un costume blanc pareil à celui que son idole porte sur scène : veste et pantalon de satin blanc, chemise et cravate blanches. Le frère les lui vole.
Gilles : Pierre me prévient du retour de Gilles à l’hôpital de Poissy. Vacarme dans la chambre déserte qu’il vient à peine de quitter. Un appareil de désinfection est en marche, qui prépare déjà la chambre pour un autre malade. Le jour baisse.
Gilles : Réanimation. Vieillard. Nulle vie dans les orbites creuses où flotte un regard voilé. La peau est bleutée. Respire difficilement. Lui parler doucement et voir dans un signe presque imperceptible qu’il y est sensible. Chercher sa main sous la couverture argentée qui recouvre son corps. Chaude, elle me serre les doigts. Les tempes sont baignées de sueur. Dignité naufragée dans les blessures du destin. Se battre pour donner corps à son rêve le plus intime. Une dernière fois.
Gilles : Un autre jour. Nu sous le drap. La paupière entrouverte laisse filtrer un peu du bleu du regard. Bleu laiteux, sans éclat. Les lésions disparaissent sous la barbe blanche du visage émacié. Quelques poils blancs sur la peau claire de la poitrine. Anurie. Dialyse. La fibroscopie révèle une pneumocystose. Syphilis au stade tertiaire. Un pas de plus vers la fin.
Gilles : Il est né le 12 août 1945. Il pèse 49 kilos 49 ans plus tard. Je suis habillé de blanc de la tête aux pied et l’interne me prend pour un infirmier: « La pneumocystose lui sera fatale. »
Gilles : Assistance respiratoire constante. Il dort, calme et sans fièvre, comme reposé sous les pâles couleurs du visage.
Gilles : Assistance respiratoire renforcée. Corps rouge et gonflé. Mains froides, épaules tièdes, front baigné de sueur. Il halète constamment. Le corps est tendu à craquer. Extrémités violettes. La peau du cou est gonflée.
Gilles : 28 mai 1997. Le jour touche à sa fin. Approche du directeur des ténèbres. Je dois encore à mes habits blancs de passer pour un infirmier et de demeurer près de lui qui vient de mourir. Dehors il fait nuit.
Luc : Jeune homme, à toi je dis : Lève-toi !Gilles : Liturgie des ténèbres. La collégiale de Poissy est déserte. Un drap noir recouvre le cercueil. Je l’accompagne. Pierre est là. Ingrid est venue aussi, avec un voisin. Selon sa volonté, ses cendres seront dispersées dans la cité des cheminots de Quinssé où il a grandi.
Gilles : Sa voix encore audible quelque semaines plus tard sur son répondeur dans le message d’accueil que personne n’a songé à effacer. Dispersion des souvenirs. Archives du silence.
Nuit
Merci à Pierre Manivel, Pierre Richard, Gundelinde Perrin-Schatek, Sylvie Follveider, Jean Van Hee, Madeleine Leroux et Joseph Templier, volontaires du dispositif Aides aux Malades de Aides 78 de leur soutien et de leur confiance.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci aussi à toi! Pierre

Unknown a dit…

Merci! C'est toujours aussi beau de te lire...

Anonyme a dit…

J'ai lu ça jusqu'au bout.
Jusqu'au bout......c'est un peu le thème;les personnages existent, les accompagnants aussi:j'y ai pensé toute la journée.L'assemblage est subtile et l'évangile "suture" bien la bascule vie/mort.Bravo si on peut dire cela d'un exercice qui n'est pas que de style.
Touchant.
Olivier

Ambriness a dit…

C'est beau de lire ces mots et sentir ces personnages qui partent avec ces lésions qui sont aussi nos peurs ; ils partent rejoindre la mort, ils sont accompagnés, c'est aussi la vie.

Très beau texte et très beau silence.