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Carrières sur Seine, 78, France

dimanche 5 avril 2009

La mendiante de la Sublime Porte

Elle a tout connu…
Domaines de l’air bruissant d’échanges incessants, cornes des vapeurs, cris des marchands, crissement des pneus, cloches des trams, klaxons, moteurs, éclats de voix, musique, que domine – et le temps un instant se suspend – implacable, l’appel à la prière aux mille échos qui se réfractent, s’éparpillent et se mêlent déjà aux éclats d’argent des eaux sombres, rumeur mouvante sur les ailes du vent…
Domaines de l’eau au même appel pressant. La ville éclaboussée sur les collines s’ouvre brusquement sur les gris d'argent de la Corne d’Or ou s’épanouit aux pieds du Bosphore d’or bleu que sillonnent bateaux, goélands et dauphins. Eaux des pavés mouillés de pluie, eaux des hammams, claires dans les vasques de marbre, laiteuses dans les rigoles du sol, eaux vives des fontaines, eaux brillantes des matins, eaux ternes, usées, empoisonnées, eaux noires de la nuit et des citernes basiliques où flottent, placides, d’énormes carpes, eaux vertes et bleus des Îles aux Princes et des pêcheurs au coude à coude du Pont de Galata, chacun dans un lien minuscule entre l’eau et la ville, qui tous ensemble forgent leur alliance.
Domaines de la terre où l’architecte jadis força la pierre à s’asseoir en basiliques et mosquées dont les pierres se diluent peu à peu et s’incorporent au ciel dans le jaillissement des fins minarets. Le zinc épais des coupoles qui gante aussi la pointe fine des minarets évoque encore cette pesanteur terrestre enfin vaincue sous le ciel immense tandis que l’espace se dématérialise sous les coupoles et s’allie à la transparence de l’air. Pierres des murailles de la vieille Byzance, pierres blanches des tombes et des palais de Constantinople, pierres en déshérence d’Istanbul, pierres des pavés, des redoutes oubliées et des effleurement rocheux du Nord du Bosphore où les deux continents tentent désespérément de se toucher
Domaines de la lumière dans les ors somptueux du ciel, le rutilement des bazars, le scintillement des néon, le clinquant de la pacotille, les pampilles des lustres des palais où les hirondelles revenues réinventent leur espace de la belle saison.
Elle a tout connu…


Elle a sur elle la poussière des routes des Kirghizes, des Kurdes, des Khazars de Crimée, des juifs convertis à l’islam après les massacres de 1941, des Arméniens survivants des massacres de 1915, des Serbes, Albanais, Bulgares, Monténégrins, Roumains, Ukrainiens, Georgiens orthodoxes, Turcs balayés par l’histoire, gitans, populations précarisées, lambeaux d’une Europe en lisière de celle qui se joue plus à l’Ouest et qui sans doute ne se fera jamais pour eux.
Et soudain la voici, devant le pont de Galata, face à la ville sûre de sa beauté. Je la vois, que je suis déjà à travers le flot des voitures, antique, fière, que je reconnais à ses loques, à ses membres cassés, à son regard. Mendiante, reine des mendiantes, leur mère de toujours. Elle vit dans la ville et par la ville : elle est eau, vent, terre et lumière, a traversé le temps, un bref instant surgie de la ville qui déjà l’engloutit, elle que je perds enfin dans le chaos de la circulation….

1 avril 2009, altitude 22.500 pieds, entre Istanbul et Paris

2 commentaires:

Camille a dit…

et voilà un texte qui donne encore plus envie de voyager comme tu le fais...
Et la mendiante, celle de la ville parjure...

Anonyme a dit…

Je crois que je l'ai vue, elle vit derrière le pont de Galata, une des caves le long de la Corne d'Or. Elle attend que tu écrives son histoire.