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Carrières sur Seine, 78, France

jeudi 13 mars 2008

Marines américaines

Boston Airport. Longs et tatillons contrôles douaniers. Je sors de l’aéroport sous un ciel rose de fin de journée qui vire à l’orange au dessus des lumières criardes des motels puis au bleu outremer vers l’est. Joie de mes premiers pas en Amérique. Banque. Change de billets verts. Le loueur de voiture de l’autre côté de l’avenue me propose pour 150 $ une vieille buik turquoise aux sièges de cuir défoncés, kilomètres illimités. J’accepte, tout heureux de dépenser les premiers dollars de ma vie pour une belle américaine! Je pose ma valise à l’arrière. L’homme me recommande de verrouiller les portières de la voiture tant que je circulerai dans la banlieue de Boston. En route : le ciel est maintenant jaune, presque vert au-dessus de la ville et tout noir vers l’est.

S’insérer dans la file ininterrompue des véhicules qui roulent lentement, respecter la bonne distance avec ses voisins, suivre les indications des panneaux pour Cape Code: les villes défilent une à une, qui toutes se ressemblent : Braintree, Rockland, Hanover, Marshfield, Kingston. Mes regards se tournent sans cesse vers la droite, à la recherche de l’océan décidément invisible dans l’obscurité mais peut-être la route est-elle trop loin du rivage. La nuit est noire. Le décalage horaire et les fatigues du voyage me poussent à faire halte dans le premier motel de East Sandwich. La chambre ouvre sur une cursive au bout de laquelle un couple danse sur un air de Chet Baker qui sort d’un vieux juke-box Wurlitzer. La musique semble ne jamais devoir s’arrêter : elle berce mon sommeil jusqu’aux premières heures du jour.

Tôt levé. Le soleil se lève aussi, que je salue sur une plage de Cape Code Bay, vide de tous bateaux : la mer lisse s’étale comme un disque de métal en fusion, si étincelante que les mouettes semblent devoir s’y consumer, qui s’y posent avec douceur. Pas de vent, pas d’odeur marine. Ronronnement régulier des moteurs sur la route à l’arrière de la plage.

Les serveurs noirs du Starbucks en uniforme déjeunent au fond, près du bar. Je commande un petit déjeuner et m’installe à une table loin de l’entrée, face à la mer. Dans la salle, pêle-mêle, encadrées d’acajou, des photos de la famille Kennedy, dont une de mes préférées : la partie de foot sur la grande pelouse de la maison de Hyannis Port : John, Bob, le chien, le ballon.

Je reprends la route de Hyannis. Comme la veille, une longue file de grosses voitures silencieuses s’étire le long de panneaux publicitaires géants sortis tout droits du rêve américain : bonheur béat de couples blonds, technologie, parcs de loisirs, résidences sécurisées pour seniors, sourire d’Hillary Clinton sur fond de bâtisses blanches sous un ciel d’azur, main tendue de Barak Obama.

J’arrive sans encombre à Hyannis, où m’attend S. dans son bureau, 397 Main Street. Notre dernière rencontre date de nos années de Sorbonne. S. n’a plus fait le voyage vers l’Europe depuis ce temps. Retrouvailles de ceux qui savent qu’ils ont changé mais ne se le diront que plus tard. S. m’entraîne vers les plages de Cape Code, lumineuses et fraîches. Subtiles nuances du sable clair, des nappes d’eau grises qui le lèchent et du bleu délavé, presque blanc, du ciel. Nous regardons l’empreinte de nos pieds nus sur le sable. S. me raconte l’extraordinaire histoire de cet homme épuisé qui chemine le long de la plage et rencontre un inconnu, plus meurtri encore, qu’il aide et soutient dans sa marche sur le rivage. Arrivés à destination, le premier se retourne pour mesurer la distance qu’ils ont accomplie ensemble. Il observe les empreintes de leurs pas sur le sable et constate avec étonnement qu’il ne distingue que les pas d’un seul homme alors qu’ils étaient deux. « N’as-tu pas remarqué que je t’ai porté tout au long du chemin ? » dit une voix à son oreille. Et lorsqu’il se retourne, son compagnon a disparu…

S. administre depuis quelques années le musée JFK de Hyannis et la belle collection de photographies du fonds de la Library of Congress. Visite guidée après la fermeture des portes. Jeu muet des postures des deux frères, le fin et le fort, le doux et le sévère, ascendant naturel de l’aîné sur le cadet, sentiments partagés au-delà des mots dans l’éloquence des regards et l’élégance des choix, le poids des silences, les distances, et les ombres d’une tragédie américaine qui se profile dans le clair obscur des clichés. Nous dînons dans l’appartement de S. qui domine Hyannis et la baie. Il a choisi, pour cette brève escale américaine, de me faire découvrir Nantucket que nous rejoindrons dans la matinée du lendemain.

Dès le lever du jour, cap vers la petite île dont j’ai tant rêvé à la lecture de Herman Melville. Des marsouins ont escorté le ferry dès la pleine mer, qu’ils n’ont plus quitté pendant les deux heures de la traversée. J’arrive au port de Nantucket dans le même état d’excitation qu’Ishmaël, le narrateur de Moby Dick. Nous découvrons près des quais une petite galerie qui expose des toiles d’Aivazovski, le peintre arménien que je n’ai jamais vu exposé en Europe. La route de Nantucket Downtown passe ensuite par le petit temple protestant où se rassemblaient les baleiniers pour un dernier sermon avant de prendre la mer. Impossible de ne pas s’y arrêter ! J’ouvre la porte. Nos pas résonnent sur les dalles de pierre usées comme y résonnait sans doute la jambe d’ivoire du Capitaine Achab, si jamais il y vint un jour… Odeur de cire, maquettes de barques, harpons et filins contre les murs blancs. Longue pause sur un des bancs de bois sombre et luisant, sous un tableau de bois où les numéros des psaumes sont écrits à la craie. Le calme du lieu nous conduit enfin à nous raconter nos dernières années de vie, que nous découvrons aussi croisées malgré la distance que lorsque nous étions étudiants : mêmes engagements, mêmes projets, mêmes rêves et mêmes blessures.

Troisième nuit américaine, chez S., face à la mer et au petit phare de bois blanc de Brant Point, à l’entrée du port. Au matin, nous empruntons les chemins côtiers qui font le tour de l’île et nous arrêtons pour déjeuner au soleil sur la pointe orientale. L’horizon voilé cache Martha’s Vinyard, autre île baleinière, la rivale de Nantucket. Passionnante visite au musée de la baleine : l’imaginaire des marins transforma peu à peu la baleine en incarnation du malin mangeur d’hommes, que des expéditions aussi soigneusement préparées que des croisades allaient combattre. Naïves marines qui montrent les barques des baleiniers, incroyablement petites face à l’animal monstrueux et la mer rouge de sang sous un ciel en furie : naissance d’un de ces mythes qui voulurent justifient les vains combats de l’Amérique.

La maison de S. a le charme des vieilles demeures entièrement blanches des armateurs de Nantucket. Du blanc aussi à l’intérieur, de rares meubles blancs, pas le moindre livre, aucun objet. La maison absorbe la lumière du ciel immense au-dessus de la mer. L’unique décoration est une vieille voile de lin également blanc tendue au plafond qui fait d’elle un navire en partance.

Quatrième nuit. Il a neigé aux petites heures du jour, comme un délicat badigeon sur les champs d’asphodèles derrière les dunes, que la chaleur du soleil déjà fait fondre. Promenade le long des quais et des plages, déjeuner face au temple protestant. Nouvelle visite à la galerie de peintures pour voir encore les précieuses petites marines d’Aivazovski baignées des transparences et de la tension des toiles romantiques. Nous reprenons la vielle buik et le ferry en milieu d’après-midi.

Retour à Hyannis. Cinquième nuit passée à visionner They live by night et quelques extraits d’autres films de Nicholas Ray que François Truffaut nommait « le poète de la nuit qui tombe ». Nous partons nous promener dans l’obscurité de la ville endormie. Dans un vieux restaurant juif ouvert en permanence, S. m’explique la façon qu’a Ray de filmer l’enfant en l’homme et l’homme en l’enfant. En début d’après-midi, dernière promenade sur les plages de Cape Code, de plus en plus froides, puis long trajet silencieux vers Boston dans le trafic encombré de la fin de journée. Atmosphère ouatée du jour qui meurt. Je prends l’avion de 20 heures. Nous rendons la voiture de location. S. me laisse aux portes de l’aéroport. De l’avion, je distingue encore les lumières de Cape Code Bay juste avant que l’appareil ne rentre dans les nuages.

Dans l’avion pour Paris, février 2008

Selam Istanbul





Salam Frank ! Je t’ai vu hier, veille de mon départ pour Istanbul, dans ton long voyage vers toi-même, comme incertain de tes escales et du but mais assuré des courants qui te portent. Je te dédie ces lignes. Bon vent !

Dimanche 4 novembre 2007

Erhan Erdogan, initiateur du programme d’échanges culturels qui m’amène à entreprendre ce voyage, m’accueille à l’aéroport d’Istanbul.
La route serpente entre la Mer de Marmara et de longues barres d’immeubles puis longe les anciennes murailles de Byzance jusqu’au vieux quartier de Sultanhamet. De très fins minarets de pierre claire encapuchonnés de noir rythment les courbes molles des collines. Surgissent alors du passé, comme ces négatifs où s’imprimaient simultanément deux différents clichés, mes souvenirs de 1999 et de notre arrivée à Sarajevo, qui se superposent à l’instant présent : même relief de vieilles montagnes, mêmes quartiers en déshérence, même élégance des minarets, même empreinte ottomane.
Le long du Bosphore en direction de la Mer Noire : d’innombrables barges, cargos, porte containers turcs, grecs, russes ou bulgares peints de couleurs criardes ainsi que quelques bateaux militaires attendent immobiles l’autorisation de franchir le détroit que sillonne en désordre la flotte légère des petites barques, embarcations de pêche et de plaisance. Sur les quais, alignés sur des kilomètres, des pêcheurs à la ligne proposent le produit de leur pêche dans des bassines. Nous les y verrons nuit et jour. Un vieux turc vend du thé aux passants qu’il puise d’un lourd samovar de cuivre posé sur une charrette à bras. Un autre porte sur sa tête un plateau de métal surmonté d’une pyramide de bagels.
Erhan me conduit dans un café au bord de l’eau, face à la ville asiatique dont les palais se détachent sur le vert foncé des pins noirs des collines, où nous partageons notre vision des projets qui nous réunissent.
Retour à la nuit tombante vers la Corne d’Or. Trottoirs encombrés de cireurs de chaussures et de marchands ambulants qui proposent maïs et châtaignes grillés, chaussée envahie par les piétons, circulation sans cesse bloquée, lumières blafardes des échoppes. Nous parvenons enfin, loin de cette cohue, au Lycée d’Istanbul. Sévère bâtisse à l’architecture prussienne dressée sur les hauteurs de Sultanhamet à quelques pas de la Sublime Porte, de Sainte-Sophie et de la Mosquée Bleue, il abrite depuis 1860 le Lycée allemand de la ville. Une équipe de cinéma tourne dans la cage d’escalier et les couloirs, que la lumière des projecteurs fait violemment surgir de la pénombre.
En contrebas du bâtiment, les terrains de sport grillagés où les premiers pensionnaires de retour au lycée ce dimanche soir disputent des matchs de foot. Rebond des ballons sur les grillages de fer, écho des cris des joueurs que répercutent les murs des immeubles : sons des premières scènes de West Side Story, au bas des immeubles du Bronx.
L’avion d’Ivan Rocher, mon collègue de Genève, est retardé. Erhan me propose une visite nocturne de la Mosquée Bleue que je découvre surgie des profondeurs de mon Orient, à la fois ramassée sur elle-même et jaillissante vers le ciel. Les mouettes qui la survolent se transforment soudain, dans la chaude lumière des projecteurs qui l’illuminent, en oiseaux d’or qui prolongent dans les hauteurs l’élan de ses minarets.
Nous déambulons pieds nus dans le vaste territoire qui s’ouvre à nous sous un monumental lustre circulaire. Son positionnement étonnamment bas, sa grâce et sa fragilité soulignent la part aérienne de l’espace de prière, comme une couronne flamboyante qui donne aux minuscules silhouettes prosternées sur l’immense tapis la promesse d’une imminente royauté. Contemporaine de Saint-Pierre de Rome, la Mosquée Bleue témoigne, à travers la structuration de son volume libéré de tout obstacle, de la force de l’Islam en son âge d’or : l’orant en bas, le ciel au dessus de lui, à portée directe de prière, par l’intercession du sacre de la lumière.
Les fidèles qui ne prient pas discutent ici et là, accroupis au sol, dans le désordre de leurs poses détendues. Nous nous étendons à notre tour à proximité du Mihrab et nous abandonnons en silence à la magie du lieu.
Devant la mosquée, quelques traces encore visibles de l’hippodrome de Constantin et une belle illustration des désordres de l’histoire : des chevaux de marbre originaires de Delphes et transportés à Rome où ils surmontaient l’Arc de Trajan furent acheminés à Constantinople sur ordre de Théodose et y ornèrent la loge impériale de l’hippodrome. Les croisés s’en emparèrent et les placèrent sur la façade de la Basilique Saint-Marc. Bonaparte les installa devant le Louvre sur l’Arc du Carrousel avant que la Cité des Doges n’exige leur restitution…
Arrivé d’Ivan. Cedat, professeur de sport du lycée, nous prend en charge, qui nous conduit à travers la Corne d’Or sous le Galata Bridge vers une gargote : raki, meze, poisson. La conversation en anglais saute des Kurdes aux Arméniens, du PKK à l’Iran et aux menaces qui pèsent sur la frontière orientale du pays. Pour l’heure, la lumière des palais et des mosquées brille de mille feux à la pointe des vagues du Bosphore.
Retour tard dans la nuit vers nos chambres du lycée par les rues désormais plus tranquilles. Les couloirs sont encore occupés par l’équipe de cinéma. Cedat nous conduit à travers de vieux escaliers dérobés sur le toit de la bâtisse qui surplombe Istanbul : ville occidentale à nos pieds et, de l’autre côté du Bosphore, la partie asiatique de la ville, tout en dentelles de lumières.
Au cœur de la nuit, l’appel à la prière, doux, insistant, presque lancinant se répercute sur les murailles de la vieille ville, se mêle aux autres appels des proches minarets et tourne autour des murs de la chambre.

Lundi 5 novembre 2007

Petit déjeuner avec Ivan dans le réfectoire des internes. De nombreux élèves sont déjà présents, vêtus de l’uniforme jaune et noir du lycée.
Cloche de 8 heures : nous les suivons, curieux de leur entrée en classe. Tous se rassemblent dans l’immense cage d’escalier de l’entrée sous de lourdes horloges murales curieusement arrêtées à 15 heures 30. Au centre du groupe, devant un portrait de Mostapha Kemal, le croissant et l’étoile du drapeau turc. Bref appel : chacun de se redresser et d’entonner à pleine voix l’hymne national avant de se diriger vers sa classe. La cérémonie se répète, identique, dans tous les établissements d’enseignement de la Turquie en début de semaine et à la fin des cours du vendredi.
En 1918, face à l’imminence du conflit avec les Anglais, les façades du lycée furent peintes en un jaune qui signalait les édifices publics de la ville. Dès le premier jour des hostilités, 60 élèves volontaires pour se battre furent tués à 15 heures trente précises. De là ces deux grandes horloges que l’on a figées à l’heure de leur mort. Les croisées des fenêtres du lycée furent alors peintes en noir en signe de deuil. Jaune, noir : les deux couleurs de l’uniformes des élèves depuis ce jour.
Atatürk est partout : dans les rues, les cafés, les magasins, sur les palissades des chantiers, le bus, les bateaux, les bureaux. Je compterai jusqu’à cinq portraits différents sur mon chemin du bar aux toilettes d’un café…
Sa présence affirmée dans les écoles est le rempart qu’oppose la frange libérale et cultivée de la population à la montée du radicalisme religieux. C’est du moins ce que nos hôtes nous expliquent sans cesse.
Nous consacrons la journée qui commence à visiter l’école du Petit Prince qui abrite les classes du primaire du Lycée français Saint-Joseph dont nous accueillerons quelques élèves à Genève et Paris en 2008 : entretiens avec les professeurs, préparation des programmes, aspects financiers… et cours improvisés dans les classes sous le regard sévère d’Atatürk et le drapeau national. Allemands, anglais, turcs ou français, nos échanges sont chaleureux, que nous menons avec des collègues compétents. Nous les félicitons du niveau de français de leurs élèves.
Retrouvailles en début de soirée avec Roswitha Garff, ma chère collègue de Verrières, dont l’avion vient d’atterrir. Convaincue de la pertinence de ce programme d’échanges, elle a su enthousiasmer ses collègues et les convaincre de participer à ce projet culturel avec la Turquie.
Dîner au Club des Anciens du Lycée français Saint-Joseph entre les partenaires turcs, français et suisses du programme. Derrière nous, un groupe de vétérans fête ses retrouvailles annuelles, dont le plus jeune doit avoir au moins 80 ans.
Parcours croisés : c’est dans ce même lycée Saint-Joseph que le grand-père d’Ivan Rocher et la grand-mère de Jacques Monteaux, tous deux arméniens, apprirent le français…


Mardi 6 novembre 2007

Je partage avec Roswitha le petit déjeuner des élèves du lycée : olives noires, fromages et çay, un thé très sucré.
Ivan dort encore. Nous filons vers la Mosquée Bleue qui s’éveille à peine. Nous y voilà, seuls, au point du jour, baignés dans le bleu laiteux des milliers de carreaux de faïence d’Izmik. Rapide visite à l’étrange tombeau du sultan Ahmet et de ses fils puis retour au lycée par un froid mordant pour un second petit déjeuner, très protocolaire celui-là, en présence du proviseur et de ses adjoints.
Un taxi nous conduit à nouveau au delà du Bosphore vers la ville asiatique et nous entamons une autre journée de travail avec les professeurs de français et quelques classes de l’école du Petit Prince, Özel Küçük Prens Ilkoğretim Okulu, où Ivan s’atèle avec assiduité à l’étude du turc.
Retour en taxi, vers Sultanhamet et le vieux contient. La circulation intense rend les trajets interminables, que nous occupons par de savantes discussions : Ivan nous entretient de la spécificité de la coupole en architecture, de l’espace intérieur qu’elle dématérialise et qui se récrée nécessairement dans les contreforts extérieurs et de l’équilibre des forces sur les piliers qui la soutiennent. Échanges de compétences : je me lance dans la description d’autres piliers, ceux de l’Islam et expose les rites liés à la prière. Roswitha, très experte, nous commente les fragrances de l’eau de toilette Farina qu’utilisait Goethe…


La fin de l’après-midi est consacrée à la visite de Aya Sofya, d’abord si lourde et sans grâce en comparaison avec la Mosquée Bleue qui lui fait face. Parfaite illustration des propos d’Ivan : sa structure massive est la contre image d’un vaste espace intérieur arien, sans matière, que plus rien n’encombre. Cette « Maison de la sagesse » qu’est Sainte-Sophie mêle aux calligraphies des noms d’Allah une Vierge en majesté flottant dans l’abside au-dessus du Mihrab et de somptueuses mosaïques du Christ bénissant.
Erhan nous fait la visite et s’excuse de l’absence de la conservatrice de Sainte-Sophie qu’il avait chargée de nous faire les honneurs des lieux : voici le seul « accroc » de ce séjour au long duquel sa présence attentive nous sert d’introduction, de recommandation, de coupe-file et de laisser passer d’un bout à l’autre de la ville !
À quelques rues de là, nous découvrons le Grand Bazar, kitsch et clinquant, ses ors, ses draperies étincelantes, son amoncellement de marchandises, ses vendeurs affables et rusés, ses artifices.
Éducation religieuse : lorsque retentit l’appel à la prière du soir, j’entraîne Roswitha vers la Mosquée du Pacha. Je crains que la roumie ne se lasse mais elle en redemandera le lendemain…
La soirée se termine par un repas qui réunit tous les acteurs du projet au Litera, un restaurant de Galatasaray au dernier étage d’un centre culturel qui appartient à la Fondation des anciens du Lycée d’Istanbul. Bilan du travail, échange de cadeaux : l’hospitalité turque n’est pas une légende. Les murs sont d’immenses baies qui nous permettent une dernière plongée sur la Corne d’Or et le Bosphore où circulent encore de nombreux bateaux.
Courte nuit. Nous retrouvons les internes du lycée agglutinés devant une télévision qui diffuse justement le match Liverpool – Galatasaray ! Leur long chahut lors de la victoire précède le concert nocturne des mouettes, particulièrement excitées par le match. L’appel à la prière de cinq heures les fait taire mais me réveille. Je replonge dans le sommeil. Presque aussitôt, un gardien du lycée frappe à la porte de ma chambre qu’il confond avec celle d’Ivan et m’annonce qu’un taxi pour l’aéroport m’attend. Geste hébété vers la porte d’à-côté. Il est 6 heures. Le jour déjà se lève.


Mercredi 7 novembre 2007

Notre proche départ vers Cologne ou Paris nous incite à profiter encore et encore du début de matinée. Je propose à Roswitha une séance au hammam de Cağaloğlu, un des plus anciens établissements de la ville.
Luxe, calme et volupté de l’élégante salle monochrome de marbre gris. Le jour pénètre à peine, tamisé par les quelques ouvertures en étoile de la coupole. Deux hommes déjà s’alanguissent sur l’estrade centrale que je rejoins pour un beau moment de détente. Contre les murs, d’élégantes fontaines de marbre où puiser l’eau dans d’anciennes bassines de cuivre ou d’étain. Le bien-être s’installe peu à peu entre ablutions, frictions, passages à l’étuve et moments de repos.
Ultime visite à la Mosquée Bleue dont l’or des croissants de lune brille enfin sous le soleil.
Ultimes achats.
Ultime rencontre avec Erhan dans le bureau du proviseur du lycée. Ultime thé, ultime café, autour des ultimes détails techniques à régler. Notre fidèle chauffeur qui nous a transportés tant de fois d’un bout à l’autre de la ville nous conduit à l’aéroport. Le soleil brille vers les Îles aux Princes. Retour vers l’Europe.


Jean Pierre Ablard, 7 novembre 2007

Méditerranées

ΜΟΧΛΟΣ
Arrivée à Héraklion et départ vers Mochlos, un petit port de la partie orientale de la Crète que Georges Reeb nous a conseillé sans modération. C’est au bout du monde un petit kafénéion bleu face à la mer et deux chambres à louer à l’étage, au dessus de café que Spyros et Photina ont hérité de leurs parents. Du balcon, vue sur les quelques tavernes qui ont pris possession du quai et sur l’île aujourd’hui déserte qui abrite un site minoen. Premiers bains dans une eau claire et salée dans la lumière dorée du soleil qui déjà se couche. Un peu plus tard la pleine lune jaillit de la falaise qui ferme la baie vers l’est et éclaire la nuit. Plus tard encore, vers deux heures du matin, la chaleur, les chants, les moustiques et l’insomnie nous chassent de la chambre pour un autre bain vers le port désert – et le sommeil vient enfin, au cœur de la Méditerranée.
ΒΑΙ
Apollon est né à Delphes à l’ombre d’un palmier dont il fit don à sa jumelle Artémis qui l’acclimata en Crète. La pointe nord de l’île est couverte d’une palmeraie, qui se termine par la plage de gros sable doré de Vaï. Les vagues courent sur de larges dalles blondes de calcaire et l’eau verte est d’une limpidité parfaite. Rochers déchiquetés à quelques brasses du rivage : une carte postale qui attire les touristes, nombreux en cet endroit. De l’Andalousie à la Galilée, des rivages de la Turquie à ceux du Sahel, ceinture de palmiers au ventre de la Méditerranée.
ΖΑΚΡΟΣ
Au-dessus de Zakros, un chemin dallé bordé de figuiers mène à une source dont le bassin recueille les eaux qui jaillissent de la montagne avant qu’elles ne courent, prisonnières de tuyaux noirs, le long des chemins de la Crète. L’eau est si fraîche qu’elle nous rappelle nos bains dans la Neretva à Mostar, sous le pont cassé, qui nous glaçait jusqu’aux os dans la chaleur étouffante de la ville. Des eaux vives partout, eaux douces des sources, des villages, des fontaines et des calades. La Crète est une fontaine baignée par les eaux salées de la Méditerranée.




ΟΡΟΠΕΔΙΟ ΛΑΣΙΘΙΟΥ
Plateau du Lassithi. Montagnes désolées brûlées par la lumière, rare végétation, coussins d’épineux que le soleil blanchit, euphorbes, tapis secs de fleurs mauves et les hampes jaunes des fenouils qui se balancent dans le vent. En contrebas, la mer des oliviers. En haut, les ruches et les troupeaux de chèvres et de moutons. Éoliennes. Routes désertes, sans villages. D’un seul coup nous revient du passé ce parfum sec, chaud et sucré de la Grèce qui nous avait accompagnés d’Athènes aux Cyclades : l’odeur de la lentisque. Blaise Cendrars écrit dans Bourlinguer qu’il pourrait les yeux fermés déterminer le moment exact où il quitte l’océan et entre en Méditerranée : c’est le moment où l’air se parfume autrement. Et d’ajouter : « Lorsqu’on franchit Gibraltar, ça sent comme chez nous. La Méditerranée sent l’armoire à linge et le placard à confitures ».
Rameau d’olivier de la colombe de Noé, oliviers sacrés d’Éleusis, jardin d’oliviers de Gethsémani, huile d’olive des veilleuses des sanctuaires : comment cette terre pauvre et caillouteuse donne-t-elle à ses arbres ce suc si lourd, si parfumé et si doré ? « L’olivier ne provient ni de l’orient ni de l’occident et son huile est près d’éclairer sans que le feu ne la touche : lumière sur lumière ! » (Sourate XXIV, 35, An-Nûr) Plus loin, le Livre jure sur l’olive : « Par l’olivier et la figue, par le Mont Sinaï et la ville sûre ! » (Sourate XCV, At-tin).






ΣΗΤΕΙΑ
Cimetière de marbre blanc sur la route de Sitia. Vacarme des cigales dans les grands pins. Isabelle essuie du reste un brève attaque… Les tombes sont munies d’une niche où brûle une veilleuse, mèche de coton trempée dans un verre d’huile d’olive parmi des icônes et des fleurs artificielles qui se décolorent. Les cimetières sont habités la nuit par ces centaines de lumignons, comme autant de gardiens des défunts de la Méditerranée.




ΜΟΝΗ ΤΟΠΛΟΥ
Derrière le monastère de Moni Toplou, le verger des moines qui cultivent oranges, citrons, nèfles et grenades à l’ombre de vieux figuiers. À gauche de l’iconostase, la gloire du Christ au cœur du tétramorphe où le fabuleux et le transcendant concilient l’inconciliable. Position des doigts du Christ bénissant : l’index dessine un iota, le majeur, par sa courbure, esquisse un sigma, le pouce se place en travers de l’annulaire et forme un chi et l’auriculaire légèrement fléchi dessine un autre sigma, ce qui se lit ICXC ou IhcyC XpictoC, le nom du Christ à partir des majuscules initiales et finales de son nom en grec. C’est à un doigt près la position de la main du Bouddha.

ΠΑΧΕΙΑ ΑΜΜΟΣ
Au matin, Isabelle entend une petite fille en appeler une autre : « Artémis ! »…
Sur la plage de Pachy Ammos, rassemblement atour d’un terrain où s’affrontent deux équipes de beach foot : maillots noirs contre maillots blancs. Le jeu consiste pour nous à déchiffrer le nom des joueurs inscrits sur les maillots, Petros, Anthoni, etc. Pas facile quand ils sont sans cesse en mouvement. Les Grecs ont moins de mal que nous, qui les encouragent sans cesse en criant leur nom !

Vers le soir, hommage vespéral à Icare : des milliers d’étourneaux se rassemblent sur la baie, qui dessinent dans le ciel rose un immense voile d’eurythmie mouvant. Un vent fort souffle de la mer. Nous nageons dans l’eau tiède agitée de vagues qui roulent sur le sable des galets noirs et blancs, unis, marbrés, veinés de rose, de vert et de gris : tentation chaque fois de les emporter car chacun est un morceau d’histoire de la Méditerranée mais il suffit le plus souvent de les garder un moment dans la main avant de les reposer sur le sable.

ΠΑΝΑΓΙΑ ΚΕΡΑ
Panagia Kera, une petite église du XIIIe siècle ornée de belles fresques byzantines : Sainte Anne, Saint Georges, les apôtres et le évangélistes y adoptent les traits des dieux grecs, remarque Isabelle : mobilité des mythes de la Méditerranée.
ΜΙΡΣΙΝΙ
Myrsini, village délaissé qui somnole sur le flanc de la montagne, où nous retrouvons la Grèce des îles d’il y a vingt ans que nous découvrions alors avec Camille et Thomas. Tout y est abondamment chaulé jusqu’aux bidons d’huile moteur où poussent des jasmins. Miamou, Kamilata, Choustouliana, tous ces villages aux noms chantants exposent leurs émouvantes amphores, jarres et urnes de terre. Les potiers les décoraient en y appliquant l’empreinte de leurs doigts : reliefs réalisés par une pression régulière de l’index au ventre de la jarre ou marque des pouces qui ont appliqué la base de l’anse encore molle au col, comme deux amandes en creux dans la terre du pot. Je pose mes doigts plus de deux mille ans plus tard dans les doigts de l’artisan et retrouve ainsi son geste créateur : Méditerranée éternelle.
Μονη Φανεςωμενης
Le monastère de Fanéroménis mérite le nom de Saint Georges au basilic dont deux immenses plants encadrent le porche, de la taille d’un homme, et dont le parfum emplit la nef. Dans la petite grotte naturelle derrière l’iconostase, un amoncellement d’icônes et de petits ex votos en fer blanc : une jambe, un pied, une main, un œil, deux yeux, un enfant dont on espère la guérison. La taverne d’à côté propose des fleurs de courgettes farcies, des tomates, concombres et oignons accompagnés de feta et d’épaisses galettes d’orge trempées dans l’eau et l’huile et couvertes de tomates concassées. Retsina parfumé et café grec, le tout pour 12 Euros pour deux, mais sans le sourire de la farouche Hellène qui a préparé ce festin.
Cuisine crétoise : soupes de pois chiches, purées de fèves, feta, poisson, agneau, herbes bouillies, blé safrané, escargots, fleurs de courgette, ouzo, raki, galettes d’orge, laitages au lait de brebis, vins, fruits et légumes de la Méditerranée.


Île de MΟΧΛΟΣ
Traversée du chenal vers la petite île déserte dans la barque du passeur. Découverte au soleil couchant des nécropoles royales. De jeunes archéologues américains font la traversée au point du jour et reviennent au port vers midi. Je choisis une de ces tombes pour sépulture car le passeur n’a rien d’un Charon. Pour l’appeler, il suffit de sonner la cloche de la petite église de l’île et le voilà déjà qui franchit le chenal dans son caïque.
Kαλο Νερο
Mer de Libye, d’un bleu outremer plus soutenu que la mer Égée avec au premier plan les eaux turquoises des minuscules criques qu’Isabelle s’applique consciencieusement à découvrir et qui la comblent : elle prend de longs bains, beaucoup plus longs que les miens qui finissent souvent à l’ombre des petits tamaris qui poussent sur le rivage où je redécouvre Voyage au bout de la nuit.
Le monastère de Kapsa accroche sa belle église à une paroi rocheuse d’où jaillit une source chaude. Plus haut encore, la grotte de Joseph Yerondoyiannis comme un gigantesque larynx de pierre déployé face à la mer où l’ermite dialogua toute sa vie avec l’immensité marine .J’ai peine à concevoir aujourd’hui la possibilité d’un tel dialogue mais les Grecs possédaient plusieurs mots pour désigner la mer, qui l’habitaient pleinement : hals qui signifie sel, pelagos la mer en tant que spectacle, pontos ou l’espace des routes maritimes, thalassa le concept général et kolpos, le sein ou le giron, qui désigne le rivage, golfe, anse ou baie : la Méditerranée est donc mer matière, mer présence, mer profondeur, mer espace, mer voie, mer étendue, mer vision et ainsi évènement infini.
Dans l’Odyssée, la mer ne porte aucun nom propre : elle est partout la mer, la nôtre. Parfaite alliance des quatre éléments conjugués dans leur harmonie – ou leur violence – extrême. Isabelle y comprend la source de la puissance créatrice du poète de la Méditerranée.

MΟΧΛΟΣ
Le jeune passeur qui nous conduisit sur l’île aux nécropoles royales a disparu en mer avec son caïque et je songe déjà que faute de connaître son remplaçant, il me faudra choisir une autre sépulture. Une messe est célébrée dans l’église dominant la baie, dont la porte se pare pour l’occasion de deux grandes palmes croisées en forme de X. Conduite par trois popes, l’assemblée partage ensuite le repas funéraire dans une des tavernes du port.
L’olive encore : quand un marin mourait en mer, on l’entourait d’une voile de chanvre dont les liserés étaient cousus sur ses narines. Il sombrait droit dans les profondeurs, le corps lesté par des pierres ou un boulet de canon. Son trou dans l’eau ne se refermait pas avant qu’on ne jette quelques gouttes d’huile d’olive à l’endroit où il avait disparu.
Nous mangeons chaque soir dans une taverne au bord de la mer, au soleil qui se couche si tôt. Quand tombe la nuit, avant le lever de lune, la mer noire et lisse prend l’aspect de la mer de métal que Salomon fit couler devant le temple de Jérusalem. Large de 37 coudées, haut de 5, le grand disque de métal noir était soutenu par 3 bœufs d’airain : image que l’Écriture allait transmettre aux peuples de la Méditerranée.

ΛΕΝΤΑΣ
Nous partons vers le sud de l’île à travers la plaine de la Messara et je songe aux Bons Ports que mentionne Luc dans les Actes des Apôtres. De quels ports s’agit-il ? La route vers Lendas ne les annonce guère : terre à nu, chauffée à blanc par le soleil, rocs brûlés dans la lumière crue, herbes roussies courbées par le vent, clarté aveuglante, implacable…on ignore quelle vison a servi de modèle à Kafka pour sa colonie pénitentiaire, qui ne connut de la Méditerranée, je crois, que Trieste et Brescia. Il savait cependant que les îles ne sont pas que des lieux de bonheur et de béatitude : Dédale construisit en Crète la pire des geôles, le labyrinthe ; Sénèque passa huit années d’exil en Corse ; les magistrats romains condamnaient leurs ennemis à un séjour sur l’île de Mljet, que nous avons visitée : les serpents venimeux qui l’habitaient rendaient tout gardien superflu ; l’ancienne Raguse (Dubrovnik) abritait face à l’Adriatique une redoutable prison et les forteresses vénitiennes de la Crète comptaient de terribles cachots ; Napoléon fut relégué sur l’Île d’Elbe ;Trotski passa la première étape de son exil en Mer de Marmara, sur l’île de Principio ; des juifs furent internés en 1940 sur les îles Lipari ; la vielle forteresse autrichienne des Bouches de Kotor, sur l’île de Mamula, était vouée aux combattants antifascistes… La Méditerranée est une prison.
Nous passons cependant des heures tranquilles à Lendas. Des tortues évoluent dans les eaux du port. Grande plage de sable gris, rochers et galets, vers l’ouest, à l’écart du village. Ambiance des premiers matins du monde : on joue, on dort, on nage, on mange nu parmi les cabanes de bambous et de palmes. Enfants blonds des touristes hollandais et allemand, tissus indiens, encens, bougies et cheveux longs. Même ambiance un peu plus loin, à Matala. « Today is life, tomorrow never comes » : face aux grottes de calcaire en surplomb de la mer, ce slogan est sans doute le dernier témoignage de l’époque ou Bob Dylan et Cat Stevens hantaient les lieux. Matala, étape de la route vers Katmandou ne vit plus que dans les musiques d’un café d’où les sonorités des musiques de Janis Joplin et de Leonard Cohen s’effilochent vers les vagues : Méditerranée au croisement de toutes les routes.

ΡΕΘΥΜΝΟ
À travers ses ruelles, ses maisons, ses palais, ses minarets et ses fontaines, Rethymnon conserve des traces de son passé grec, turc et vénitien. Beaucoup de touristes et beaucoup de boutiques donc. On y vend pour quelques euros des marchandises made in Taiwan : des poils du minotaure, un bout du tendon d’Achille, des pommes des Hespérides, quelques franges de la tunique d’Œdipe, le sel des larmes de Cassandre et les pierres des murailles de Troie : les mythes de la Méditerranée ont la vie dure.


ΚΝΩΣΟΣ
En dehors de la ville, les ruines se déploient d’un vaste palais aux pierres couleur miel d’où se détachent de lourdes colonnes rouges et noires. Je les visite avec une femme qui fut autrefois vestale en ces lieux ! Large esplanade des processions, immenses jarres blondes, et espaces tout en délicatesse : le pourpre des fresques de la Salle du trône, le bleu délavé de la Chambre lustrale, le rose fané de la Chambre de la reine. Sir Evans, le Britannique et Dédale le Minoen : le tableau de la Crète rêvée par l’archéologue qui a « inventé » Knossos se superpose aux visions de l’architecte antique. Les romantiques ont eux aussi modelé la Méditerranée.

ΛΕΝΤΑΣ
Au retour, dîner sur le port de Lendas. Une soudaine panne d’électricité plonge les lieux dans le noir. Apparaît alors le ciel étoilé puis l’éclat lointain des bougies qu’on allume dans les tavernes le long de la mer, qui font de la petite crique un décor de crèche de Noël. Derniers bains. Le vent du sud s’est levé du fond de l’horizon qui masque les côtes de Libye, un vent à arracher la queue des ânes de la Crète. La mer ne s’apaise qu’au moment où le soleil se couche.
Les pistes hasardeuses qui partent du village nous mènent vers de somptueux paysages d’eau, de pierre et de lumière. Des centaines de chèvres y recherchent une herbe improbable. On distingue encore, en surplomb du port, quelques vestiges de lieux de culte : mosaïques avec un cheval ailé et fines colonnes de marbre clair abattues au sol. Lendas fut autrefois un sanctuaire où consultaient, comme à Épidaure les prêtres d’Asklepios. Le dieu médecin y attirait des pèlerins en quête de guérison venus de toute la Méditerranée.

ΗΡΑΚΛΕΙΟ
Au Musée d’Héraklion, les terres cuites aux formes parfaites, le geste solennel des déesses coiffées d’oiseaux ou de pavots et le viatique qu’elles nous offrent, la paume des mains de part et d’autre de l’impassible visage d’argile claire aux sourcils saillants, le pouce détaché des quatre autres doigts. Dans sa jupe aux sept voiles, une toute petite déesse aux seins nus brandit des serpents vers le ciel, qui d’un seul geste salue le soleil, bénit, conjure la mort et rend hommage à la vie, dernière image que nous offre la Crète…
Pedrag Matvejevitch, extrait du Bréviaire méditerranéen

« Il est possible, indépendamment du lieu où l’on est né et où l’on vit, de devenir méditerranéen. La Méditerranée ne s’hérite pas, elle s’acquiert. C’est une distinction, non un avantage. Il n’y est pas seulement questions d’histoire ou de traditions, de géographie ou de racines de mémoire ou de croyances : la Méditerranée est aussi un destin. »


Jean Pierre Ablard, août 2007

dimanche 9 mars 2008

Abécédaire arabo-andalou






A
pour commencer, a comme Al Andalous ou un voyage de quelques jours le long des routes arabo-andalouses de l’automne 2006, suite de nos escales autour de la Méditerranée et poursuite du périple entamé il y a tout juste trente ans...

B
comme bario de Albaicin, la colline blanche de Grenade : sentes étroites, cármenes, enchevêtrement de ruelles, calades, terrasses, une médina dont les noms de rues portent l’empreinte de la reconquista : calle Maria de la miel, Santa Isabel la réal, San Juan de los reyes, Maria de la pieda, calle Jesu de la passion… Tout en haut, hors d’haleine, le dos brisé par la montée, nous découvrons l’Alhambra, tours, palais, murailles, forteresses aux pierres rougies par le soleil couchant.

C
comme Cordoue : la ville haute aux larges artères sonores, aux façades classiques, baroques, coloniales, art nouveau descend vers les bords du Rio Guadalquivir, de plus en plus calme et secrète. Elle se fond dans l’étroitesse de la juderia avant de se révéler, fière et grandiose, dans le reflet des portes d’or de la mosquée.

D
comme distraction : je m’aperçois en fin de voyage que j’ai oublié les clés de la maison et d’autres affaires personnelles dans une chambre des Alpujaras. Téléphone au patron, retour sur nos pas à travers les montagnes au lieu de la route de Malaga. Et tant mieux : magnifique voyage, lumière rasante sur la Sierre Nevada enneigée, occasion de passer la dernière journée du voyage à Séville : Isabelle me fête mon anniversaire au hammam avec la complicité d’un serveur, de thé à la menthe et de pâtisseries orientales !

E
comme Europe, el balcón de Europa, Nerja : c’est à Nerja une avancée en demi-lune hantée par les chats d’où l’Europe regarde vers l’Algérie et que nous découvrons dans la tiédeur de la nuit étoilée. Nous y retournons au matin : le balcon surplombe des rochers baignés d’une eau turquoise cristalline.

F
comme flamenco, partout : celui qui s’échappe des fenêtres ouvertes d’une rue de Cordoue, celui qui s’éraille de la voiture d’un gitan de Grenade, celui qu’esquissent quelques Sévillanes devant une bodega, comme un trait d’union d’une ville à l’autre.

G
comme Generalife, les jardins de l’Alhambra, Grenade : rigoles, canaux, fontaines, jets d’eau, bassins de nénuphars, immobiles miroirs d’émeraude, perfection des roses, exubérance des lauriers, modestie des myrtes, verticalité des cyprès, jaillissement des palmiers, équilibre des orangers, des citronniers, terrasses, allées secrètes, escaliers dérobés, patios de verdure cachés au regard, oiseaux, écureuils et poissons, rythme joyeux de l’eau, alliance des éléments, jardin sensible, contre image du désert, paradis… Sourate « les Abeilles », XVI 11-13 : « Dans l’eau qui descend du ciel, dans la germination et la croissance, dans la nuit et le jour, dans le soleil, la lune et les étoiles, dans toute la création et ses mille couleurs, il y a des signes pour un peuple qui réfléchit. »

H
comme hammam, Cordoue et Séville : aux bańios arabes de Cordoue, trois bassins de marbre blanc aux murs de pierre couleur sable couverts d’inscriptions coufiques, les lumières vacillantes des bougies, les lits de massage, les draps blancs, les huiles parfumées. Nous passons lentement d’une cuve à l’autre où court une eau à 8, 30 et 40 degrés. Hammam de Séville : bouillonnement de l’eau, bains de vapeur saturés d’huile de menthe, cuves de pierre enchâssées dans les dalles chaudes du sol, salle de repos avec larges plateaux de cuivre et théières d’eau glacée, calme majestueux des hauts murs rouge foncé. J’essaie de rejouer la scène de la Mala Educacion, lorsque Enrique se tient immergé, droit contre le mur de la piscine… sans succès.

I
comme isolées, les Alpujaras : nichés sur le flanc sud de la Sierra Nevada, les villages des Alpujaras, derniers bastions des Musulmans avant leur expulsion du 12e siècle. Style architectural de l’Atlas et des villages berbères du Maghreb. Pampaneira, Bubión, Capileira ont la blancheur mate de la chaux. Le décor change quand on les observe de plus haut : on ne voit alors que le gris du gravier d’ardoise qui recouvre les toits en terrasses, peut-être une façon de mieux se fondre dans la sécheresse du paysage : yeuses, amandiers, peupliers. À l’intérieur des villages, le dédale des calades immaculées et des passages couverts évoque également les hameaux grecs des Cyclades. Nous y passons deux nuits dans une tiédeur étonnante à cette altitude (1300m) et dans un calme parfait.

J
comme Juderia, Cordoue : serré contre la mosquée, le lacis des venelles blanches du ghetto juif. Il abrite des patios calmes ou exubérants, toujours frais à l’ombre des hauts murs chaulés. Synagogue, couvents et églises se font écho dans une unité de style stupéfiante, à la confluence des trois religions du Livre.

K
comme Klickair, haut dans le ciel d’Espagne : impossible de s’y méprendre, les hôtesses de Klickair roulent pour Almodovar. Un peu trav, un peu trans, elles soufflent dans l’avion un air de movida et quand l’appareil se pose à Orly, elles déclenchent l’hilarité des passagers en annonçant que nous venons d’atterrir… à Barcelone, et dans de bonne conditions. Annoncent ensuite que le pilote se marie aujourd’hui et provoquent des applaudissements dans la carlingue.

L
comme Le Kef, Tunisie : sur la route de Séville à Cordoue, le bourg de Carmona et la belle ambiance de la ville blanche construite sur un promontoire qui domine une plaine fertile et les montagnes. Nous entrons dans la cité encore plongée dans la nuit. Au même moment montent en nous le même souvenir et la magie du Kef, sur le même promontoire au dessus de la même plaine du nord-est tunisien, au pied du djebel algérien.

M
comme Mezquita, la mosquée de Cordoue : le calife de Damas fit construire la plus vaste mosquée d’Occident au bord du Rio Guadalquivir, une immense salle de 1000 colonnes que Charles Quint autorisa à aménager pour y édifier la cathédrale se son mariage. L’édifice est un concentré de toute l’histoire de la ville : la Mezquita fut bâtie sur les ruines du temple celte de Lug, puis d’une synagogue attribuée à Salomon, d’un temple romain et d’un sanctuaire chrétien wisigoth. Étonnante alliance de l’art musulman et chrétien. On se perd dans un dédale de colonnes aux superbes chapiteaux dressées sur le marbre clair. Jeux d’ombres, de lumières, de perspectives, d’alignements, forêts de pierre que les mains des croyants ont caressées depuis des siècles et dont certains fûts penchés se souviennent encore du tremblement de terre de Lisbonne. Au centre, la cathédrale allie gothique, renaissance et baroque. Directement insérée dans la mosquée et donc sans contreforts, sans murs extérieurs ni vitraux, elle offre un espace immense sans jamais cacher le mihrab : stupéfiante beauté de ce mur ouvragé qui mêle les 99 noms d’Allah aux arabesques légères, aux ors, aux mosaïques de cristal et d’argent des voûtes de cèdre. Nous déambulons lentement dans la mosquée et le regard se perd dans le rythme né de la double arcature qui relie chaque colonne, décor géométrique inlassablement répété, rouge brique et sable. La mosquée s’ouvre par d’immenses portes d’or sur un jardin où palmiers, orangers et cyprès s’alignent sur des mosaïques de galets. La pierre des remparts prend un reflet de miel clair et de rose que rythment de loin en loin les ors des monumentales portes. Des colombes blanches volent d’une fontaine à l’autre dans la fraîcheur du matin.

N
comme negro, noir, dans les villages du sud : Isabelle les cherchait et nous finissons par les trouver, les femmes en noir d’Espagne, toutes semblables à ma grand-mère, petite, énergique, tout de noir vêtue d’un bout à l’autre de l’année et qui me disait encore, 50 ans après son veuvage, quand je l’interrogeais sur la couleur de ses vêtements (et en roulant les r à la catalane) : « Je porte le deuil de mon pauvre mari ! »

O
comme olives, de Cordoue à Grenade : tout au long de cette route, un immense jardin d’oliviers envahit les collines. Une odeur d’huile, lourde, épaisse, flotte dans l’air chaud de l’automne. Les arbres ploient sous la charge des fruits presque mûrs.

P
comme palais nasrides, Grenade : au cœur de l’Alhambra, le joyau de Grenade, l’union de l’eau, de la lumière et de la pierre. Un autre jardin paradis au cœur de la cour du calife : dans le patio des lions, les fins piliers de marbre, tels les troncs des palmiers, évoquent une oasis ; au centre, quatre canaux dirigent l’eau de la fontaine vers les quatre directions du monde, comme les quatre fleuves de l’Eden ; le bassin central évoque l’eau de l’océan qui reçoit l’eau du ciel ; douze lions de marbre le soutiennent. Tout autour, les appartements privés du prince, le harem, de superbes salles au plafond de cèdre incrustées de versets tirés des sourates du coran et pour la partie basse de subtiles céramiques. Les ouvertures aux arcs outrepassés donnent sur de petits patios où commencent à briller les pommes d’or des orangers dans le feuillage vernissé des vieux arbres. Centre de la vie de la cour, le hammam, monde muet de marbre clair qu’adoucit le jeu raffiné des céramiques fanées. La lumière du jour y parvenait tamisée au travers de petites ouvertures étoilées ; réfractée par la vapeur qui inondait la salle, elle irisait les bains royaux, tissant une ambiance des mille et une nuits autour des intrigues du palais. Nous nous dirigeons vers les jardins du Generalife éblouis par l’extrême raffinement et la magie des palais.

Q
comme quai du Guadalquivir, Cordoue : nous observons le passage du crépuscule sur la rive gauche du fleuve. Le soleil crache dans le ciel ses oranges et ses mauves violents. À l’est, un rose délicat illumine le bleu qui se patine déjà dans un gris lila.

R
comme ruines, Médinat Al-Zahar : à quelques kilomètres de Cordoue, les ruines en terrasse d’un éphémère califat du douzième siècle. Quelques belles arches ouvertes sur le bleu intense du ciel.

S
comme Séville : la Giralda, le minaret de l’ancienne mosquée, est muni d’une rampe intérieure qui permettait au muezzin d’accéder à la terrasse haute à cheval. Un clocher baroque le surmonte aujourd’hui qui annonce les ors de la cathédrale. S comme le bario de Santa Cruz où nous nous perdons sans cesse entre les hauts murs tapissés d’azulejos. S comme San Eloy, la bodega où nous mangeons des tapas sur des gradins de faïence bariolée et sous les jambons des Alpujaras. S comme Santa Maria la Blanca, où nous passons deux nuits dans des chambres sans fenêtres donnant sur le plus bruyant des patios.

T
comme tapas : le salmojero est une sorte de gazpacho épais accompagné d’œuf dur et de jambon, le préféré d’Isabelle qui en fait les aime tous. Il y a aussi les tartines grillées baignées d’huile d’olive et accompagnées de sangria que nous dégustons sous un soleil brûlant après avoir goûté aux délices de l’Alhambra. La variante qui tue, avec ail pilé et toujours de la sangria, celle du balcon de l’Europe, n’est pas mal non plus. Autre souvenirs gastronomiques : les repas dans les Alpujaras, couscous à la cannelle, boudin noir et piment vert « a la plancha » avec un vin rouge léger et frais.


U
comme uno, dos, tres et les mots les plus simples : nous comprenons assez facilement l’espagnol pour suivre le chemin qu’on nous indique. C’est déjà plus difficile d’expliquer au patron de l’hôtel que nous souhaitons être réveillés très tôt. Nous parvenons même à faire emballer un fromage sous vide à force de gestes et de patience. Mais lorsque je demande à deux grands-pères de Séville la plaza de toros, c’est le gag du serial killer de La cité de la peur …



V
comme viva la muerte, Cordoue : y aller ou pas ? Une retransmission de corrida sur Arte vue à la télé d’un bar à tapas de Cordoue et avec une telle attention pour cette cérémonie barbare que le patron en profitera pour essayer de nous arnaquer nous suffira : nous ne verrons pas d’autre corrida !

W, x, y…
Z
comme zut, Costa del sol : Zut… mais c’était sûr : la côte est bétonnée d’un bout à l’autre mais nous finissons par découvrir un petit village tout blanc accroché à un rocher et une plage de sable gris fermé par une colline…de bananiers ! Toute la vallée jouit d’un climat tropical : plus d’oranges ni de citrons mais des mangues, des goyaves, des bananes et des avocats, une végétation luxuriante où se mêlent les bougainvillées, les hibiscus et le jasmin. Le soleil se couche, que nous regardons disparaître dans un verger de cannes à sucre et de papayes. Retour vers la plage le matin : ciel d’un bleu soutenu, eau très claire, roches noires et un superbe bain de mer. Autre bain un peu plus tard, un peu plus loin, sur la plage naturiste d’Almonecar brutalement plongée dans une brume soyeuse qui flotte longtemps sur la mer. Déjeuner de papayes, oranges, mangues et raisins de la vallée tropicale.



Jean Pierre Ablard, 3 novembre 2006

notes de voyage à Berlin, avril / mai 2006


JPA, Berlin est, 1973



À Thomas

Prenzlauerberg : les immenses friches industrielles de la ville de l’est, les arrière-cours aux mains des post-modernes, la nostalgie de l’ère socialiste et des années 70, les immenses allées sans voitures, les larges trottoirs, les bars… Thomas y est comme un poisson dans l’eau et semble tout connaître des moindres lieux, les bars, les lieux de rencontre, les espaces professionnels à louer...
Chausseestrasse : à peine entrevus les tilleuls qui dominent l’endroit, j’ai l’intuition qu’il est là, derrière la grille encore lointaine, le cimetière des Huguenots, officiellement Dorothäen-Städtischer Friedhof : un havre de paix au milieu du vacarme de la ville de l’est. Chants d’oiseaux et fleurs sous les arbres à l’ombre desquels les Spartakistes luttèrent contre les troupes de l’empereur. Nous déambulons au hasard des allées. Je ne parviens pas à y trouver ce que je cherche…Et soudain, au détour d’une allée, le carré dur : Hans Eisler, Paul Dessau, Bert Brecht et Helene Weigel, côte à côte ou face à face : hommage à Brecht, celui des premières années, avant qu’il ne devienne gras. Je découvre plus tard sa maison à l’angle du cimetière. D’autres plus loin : Wolf Langhof, John Heartfield… J’y retourne sans Thomas et je suis du regard un jeune homme qui porte une fleur à la main. Pour qui ? J’imagine qu’il l’aura posée sur la tombe de Marcuse.
Pergamonmuseum : je me promène dans une reconstruction de l’avenue des processions de Babylone et traverse la Porte d’Ishtar, l’immense arc de pierre au bleu si profond que j’avais toujours souhaité voir. C’est, dit-on, devant ces murailles que Gilgamesh aurait saisi la cuisse d’un taureau pour la jeter contre la déesse, geste inouï dans sa violence nue. On pénétrait ainsi, venu du nord de la ville, dans le temple de Mardouk avant d’en ressortir vers le sud, en direction du pont qui enjambait l’Euphrate. À l’étage du dessus, la grandiose façade de la Mschatta, le palais d’hiver des souverains, venu tout droit du sud d’Amman.
Oranienburgstrasse : voiceless altars of flesh / nailed in unholy misery / centuries in decomposition / exhume to consume / birth beneath earth / spiritual amputations / endless bleeding journey / destroy sacred works… Les imprécations de Steven Sheaver, de Vancouver, s’étalent en un long texte écrit en blanc sur noir sur la façade d’un immense double mur aveugle : une grande partie de la ville est dominée par cette même atmosphère.
Pariserplatz : je traverse pour la première fois la Porte de Brandenburg comme j’ai traversé quelques minutes avant la Porte d’Ishtar ! La dernière fois que j’étais ici, en 1974, nous étions plusieurs étudiants de Halle, Mette, Graziella, Enzo, Torben et d’autres, dans les quartiers est, sous la pluie, à penser tout comprendre de ce qui se jouait sous nos yeux. Lesquels d’entre eux sont revenus ici depuis toutes ces années ?
Hanah-Arendt-Strasse : 2.711 stèles de béton dans le jeu de l’ombre et de la lumière évoquent des tombes muettes. Au sol de l’espace souterrain, la Salle des Dimensions : 15 témoignages dont celui-ci, émanant de Ralph Oppenheijm, juif danois, en date du 4 avril 1945 : « Mais pourquoi sont-ils si pressés de faire disparaître les noms ? Ont-ils peur que le monde civilisé ne perçoive à combien de milliers de personnes ils ont ôté la vie ? Essaient-ils d’effacer les traces de leurs crimes ? Ils finiront bien par effacer les quelques uns d’entre nous qui sont encore en vie… ». A côté, dans la Salle des Noms, s’égrène l’identité des victimes recensées dans les fichiers du Yad Vashem tandis que leur nom s’affiche en lettres de lumière sur les quatre murs de la salle nue et sombre. Il faut 4.117 jours, soit plus de six ans et demi pour citer toutes les victimes de l’Holocauste (Juifs, Roms, homosexuels, politiques et handicapés) sous cette forme.
Geschwister-Scholl-Strasse : dans la rue, de petites statuettes africaines en bois noir vêtues de paille à demi consumée, entourées de cordelettes qui les enserrent, brûlées elles aussi, ou d’un sac brodé de coquillages blancs. Le sorcier les a sorties du feu avant qu’elles ne se consument. Je ne marchande même pas : j’ai réussi à introduire peu à peu quelques masques dans la maison, plus ou moins tolérés, mais je me ferais tuer si je rapportais « ça » à Carrières !
Kastanienallee : Gorki Bar. Thomas n’a de cesse de me faire découvrir les lieux branchés… Prendre une boutique des quartiers est des années 70, type agence de voyage pour les « pays frères » du pacte de Varsovie, ne rien changer à la déco, laisser le papier orange à décors géométriques qui se fane, les rideaux de grosses mailles brunes qui pendouillent à leur tringle de métal, les appliques dépareillées de verre cathédrale, ajouter des tables basses en formica, des fauteuils tendus de cordes en plastique et proposer de la bière russe : le décor est planté pour une longue nuit.
Hakescher Markt : de belles cours Art Nouveau entièrement carrelées de céramiques et tout à côté l’arrière-cour qui abrite la maison natale de Anne Frank : friche urbaine, briques noires, graffitis, collages, vie.
Monbijou-Brücke : près du pont, les stands des vendeurs polonais et leurs marchandises de l’ère communiste : 1 euro l’insigne de la FDJ, 5 euros le brassard Helfer der Volkspolizei (il faut marchander dur, mais je l’ai acheté après m’être souvenu l’avoir porté), écussons, boucles de ceinturons, médailles de la Stasi avec Lénine, montres de l’armée rouge, masques à gaz. Un vendeur nous vend deux singes de métal articulé pour apprendre les tables de multiplication : mes petits élèves vont adorer !
Oranienburgstrasse : les coupoles de la synagogue incendiée lors de la nuit de cristal, la montée art déco de l’escalier, la salle de conférences : un décor pour les drames mystères !
Karl-Liebknecht-Strasse : gâteau au pavot comme celui que j’ai découvert quand j’étudiais à l’est. Les seules boissons disponibles en permanence dans les cafés de l’époque étaient une bière tchèque et une limonade parfumée au sureau au goût douçâtre, servie tiède dans des verres de carton…au goût de carton. Nous les accompagnions de ces mêmes gâteaux au pavot.
Friedrichstrasse : Check Point Charlie ou la façon dont Berlin s’humilie et humilie son histoire. Je pense à la chanson de Wolf Biermann: « Was nie ein Alchimist erreicht, sie haben es geschafft: aus deutscher Scheiße, haben sie sich echtes Gold gemacht.“
Kreuzberg 36: Salam Berlin ! Des enfants jouent au foot dans des squares grillagés aux premiers rayons du soleil qui s’élève au-dessus des immeubles. L’herbe pousse entre les pavés. Les premières échoppes ouvrent leurs portes dans les odeurs de kebab de la veille. La police patrouille déjà dans la rue dans l’attente de la manifestation de l’après-midi. Je recherche sans succès sur Internet le café de Lucie Ledike que j’aimais tant autrefois. Peine perdue, elle doit avoir 450 ans aujourd’hui.
Unter den Linden : un magnifique cliché de Marlene Dietrich pendant le tournage de Shanghai Express : elle n’a jamais été aussi belle et ne le sera plus jamais.
Brunnenstrasse : sur une borne de connexion téléphonique, un tag signé Astre : « J’aime la vie, oh oui je l’aime !… » et un peu plus loin, près de chez « Schlitzohr », l’épicier chinois, un petit monstre de Hayet. Thomas a peint devant un bar un rouleau de papier hygiénique qui déroule le long de la porte une longue bande de papier fleuri : « Rouleau de printemps ».
Alexanderplatz : encore plus monstrueuse et incompréhensible depuis que la ville de l’ouest recouvre les strates de la ville de l’est.


Flughafen Schöneberg : les évènements du siècle dernier sont trop lourds à Berlin pour pouvoir y vivre un jour. Chaque pas que l’on y fait soulève la poussière du passé, poussière sourde et collante, apesanteur politique, qui témoigne des difficultés de l’Europe du centre à se saisir de son avenir. Thomas parvient à prendre la ville dans son présent, là où elle en est de son histoire, dans ce qu’elle lui offre de liberté, et il y tisse son avenir…

Jean Pierre Ablard, 3 mai 2006

samedi 8 mars 2008

Notes de voyage en Tunisie







Vol Tunisair TU 731 Paris Orly Monastir Habib Bourguiba 21 0ctobre 2005

Le salut fugace d’une étoile filante à Sousse à 4h10, à l’annonce du jeûne, puis le même soir à La Chebba, et plus tard dans le ciel de Tataouine

Le parfum du jasmin dans le jardin de Samia

Les senteurs d’épices et d’encens auxquelles se mêlent l’odeur du mélange à trois temps des mobylettes du souk

Le parfum poivré qui flotte dans l’air tiède

La caresse d’une brise chaude à Monastir, à la descente de l’avion

Le spectacle des bergères couchées dans la poussière de Moknine

Les tapis de piments rouges étalés sur le seuil des maisons

L’odeur de la chicha

Le chant des coqs, le hurlement des chiens dès le milieu de la nuit

L’immensité de la nuit étoilée

Le rat qui se faufile dans la cour d’Ali. Trois soirs plus tard, le même, en sens inverse

Le sourire de Sheima qui me montre ses cahiers d’école

Le murmure des ouvriers d’à côté qui viennent tour à tour prier dans le jardin

L’équilibre miraculeux de ce petit garçon que son père porte dans les bras sur son vélo dans le dédale de la circulation

La sandale qui menace de tomber à chaque tour de roue du pied des conducteurs de charrettes à âne : elle ne tombe jamais ! Le Maghreb est le paradis des sandales.

Les lauriers parfumés qui défleurissent paresseusement

Les troncs chaulés des ficus et les grands caoutchoucs qui bordent les avenues

L’or bleu de la mer

La maison d’à côté : les ouvriers travaillent sans bruit, sans machine, sans échanger un seul mot : le silence total.

Le grand- duc tout blanc qui vole en silence d’arbre en arbre

Toufik me montre à quoi il jouait, enfant : manger une grenade sans qu’aucun grain ne tombe sur la table – et ça marche ! Mais pas pour moi.

Je ne parle guère aux ouvriers. J’échange avec eux un grand geste lorsque je longe la maison en construction sur le chemin de sable qui mène à la plage.

Les quatre frères d’Habib prennent soin de moi : ils viennent chaque jour à tour de rôle voir si je suis encore vivant.

Les moutons qui paissent le long de la plage, les agneaux : le berger les dirige en leur lançant quelques pierres.

Au Sihr : quatre jeunes gens ont trouvé un énorme thon échoué sur le sable. Ils tentent de le ramener en introduisant une tige de métal à travers les branchies. Finalement l’un d’entre eux le saisit par les ouies et le porte avec peine sur la route où il le dépose devant un camion.

Rupture du jeûne! Samia appelle dans le jardin et tout le monde se presse autour de la table.

J’ai trouvé mon rythme : levé tôt, entre 5 et 6 h pour le dernier repas de la nuit. Longs moments de traduction de l’ouvrage sur l’islam, stations au soleil sur le toit de la maison, bains de mer, promenades. La rupture du jeûne a lieu vers 17h15. Je rentre à la nuit par le centre ville.

Les deux jumeaux (l’un est sourd, l’autre muet) ne tiennent plus leur café de la Criée. Le café des Psaumes de la rue des Rosiers a fermé également. Il reste donc, dans l’ordre de préférence, le café Slavia de Prague, le café des Nattes de Sidi Bou Saïd, le café du Pont de Mostar, Bosnie et Herzégovine, le café de la porte Bâb el Diwân, dans la médina de Sfax.

L’oncle Moustafa s’étonne devant ses neveux du peu que je lui achète : du café aux pois chiches, du lait fermenté et de l’eau en bouteille.

Le père de Sana ne porte que le sarouel et par-dessus la longue blouse grise qu’arborent tous les vieux, avec la chéchia.

Un papillon blanc presque invisible parmi les fleurs blanches des bougainvilliers

Je fais la sadaqa, l’aumône aux pauvres, chaque fois que j’en ai l’occasion, c’est-à-dire partout dans le centre du village. J’ai l’impression que le geste est apprécié de ceux qui me dévisageaient jusque là curieusement comme le seul touriste.

Il est 15 h. Le bain m’a creusé. Djamel est venu me voir pour me donner l’heure de la fin du jeûne. Je mangerai chez Ali. Encore 2 h 15 ! Il n’y a rien dans la maison. J’ai faim. J’ai découvert des bières dans le placard de l’évier. Je résiste. Je reviens à la traduction : j’en suis au chapitre sur le jeûne. Foutu ramadan !

Sur mon vélo de course : Jacques Anquetil / Made in France peint en gros sur le cadre orange. Toufik a relevé le guidon comme nous faisions avec mon frère dans les années 70. Je double toutes les mobylettes poussives des pêcheurs : supériorité du muscle et de la technologie français.

Demain, hammam et barbier

Rupture du jeûne : à la télévision, l’image montre un Coran ouvert. Les sourates défilent rapidement de gauche à droite. Une voix les psalmodie. En surimpression, une source entre deux rochers, le vent dans les palmiers, un coucher de soleil sur les dunes du désert, des canards sur l’eau avec reflets de lumière dans leur sillage…Le monde est pur et beau comme sur les images du calendrier des PTT. Le fils d’Ali psalmodie devant l’écran avec quelques mots de retard. Allahu Akbar !

Rupture de jeûne : Fatma et Samira ont préparé le repas toute l’après-midi : dattes fourrées au beurre, café, chorba, couscous, kessra toute chaude, dorades et sardines ou mulets, salades, briks, plat de pommes de terre et poivrons, poires, melon jaune, oranges du Cap Bon. Pour finir, du thé à la menthe. Puis des pâtisseries : makrouts, doigts de Fatma, oreilles du juge. On termine avec un grand bol de grains de grenade servis à la louche d’un plat profond : grenades de Gabès aux reflets roses, rouges, grains translucides qui craquent sous la dent.

Rencontré dans la rue le barbier qui me rasait l’été 2003. Il me reconnaît et me salue. Il avait dans sa boutique de nombreux oiseaux en cage ainsi que les portraits de Saddam et de ses deux fils jumeaux, Houssaï et Koussaï. Il me rasait avec une grande lame et je regrettais déjà mon geste téméraire à peine entré dans son échoppe.

Des arabes partout, à tous les coins de rue. Mais que fait Sarkozy ?

Sheima n’arrive pas à prononcer Jean Pierre : je suis et je reste le « Françaouis ».

Rencontré Hamida dans la rue. Elle tient dans ses bras son bébé de six semaines :
Adam (on prononce Edem). Elle nous invite dès l’arrivée d’Isabelle. Ses frères Mohammed et Fodel sont mariés. Reste Abd el Jelil, pour Camille ?

Les programmes de la télévision tunisienne sont affligeants : les mêmes que chez nous, mais en arabe : Qui veut gagner des millions (de dinars), etc.

Circulation : vélos, mobylettes, voitures, camions, charrettes, ânes, mulets ; tout le monde roule à contre sens. Le contre sens permet d’éviter l’accident : je roule donc à contre sens.

Longue conversation avec Samia qui porte le voile depuis quelques mois. La douceur de son islam…

Les Izuzu : des moteurs japonais, fabrication Maghreb ; vaste plateau à l’arrière. On y entasse tout : les vaches, les moutons, les déménagements, les familles, les dromadaires, les légumes du souk, les contrefaçons de Nike et de Puma, les musiciens des mariages, les ânes, les moutons, les grenades et les dattes ou les filets des pêcheurs…Izuzu des villes, Izuzu des champs, du désert, des ports et des oasis…

Les beaux yeux de Fatma, sa coiffure style après-guerre et sa voix très douce. Quand leurs maris ne sont pas là, Fatma et Samira me parlent en français.
Kahouira sans henné ni sur les pieds ni sur les mains, toujours en train de rire

Promenade en bord de mer, la nuit. Les étoiles se confondent avec les phares des bateaux de pêche au large. Au loin, les lumières des grands hôtels de Mahdia, comme une guirlande tendue sur les eaux.

La progression des cinq piliers de l’islam : passage de l’individu à la communauté. La profession de foi individuelle (schehâda), la prière rituelle (salât), l’aumône qui relie aux autres et compense les injustices sociales (sadaqa), le jeûne qui réunit et purifie tous les croyants dans le même temps (saum), le pèlerinage qui les rassemble dans le même espace (hadjdj).

Rupture du jeûne : dîner chez Nadra. Menu désormais habituel.

Kahouira me propose de marier Asma à Thomas. Je lui dis en riant que je suis d’accord. Asma semble avoir d’autres projets. Et Thomas ?

Sur la route du bourg : un mulet noir est attaché avec une corde à un palmier. La longueur de la corde nouée à un genou lui permet de se poster au milieu de la chaussée. Lorsqu’on arrive de la mer, le soleil déjà bas dans le ciel est si fort qu’on ne distingue rien, et surtout pas la corde. Cependant, aucune voiture, aucun vélo ne se laisse prendre au piège : chacun connaît le danger et contourne l’obstacle.

Tous les jours, à la même heure, au coucher du soleil, un berger rentre ses moutons en passant par le village. Il est affamé et consulte sans cesse sa montre.

Oussama est le plus bel enfant qu’on puisse imaginer.

Nesrine se marie les 2, 3 et 4 août prochains. Nous sommes invités.

Aux urgences de l’hôpital Je suis nu comme un ver devant une femme voilée de haut en bas : expérience nouvelle. Elle m’examine et ne voit rien. Moi non plus d’ailleurs : la pièce est sombre, la lumière est éteinte... Elle finit par me renvoyer avec une poudre désinfectante que j’achète à la pharmacie à côté de la mosquée. Je rentre en priant Allah que tout aille bien.

Vu dans la même journée : Mohammed, le jeune papa, qui m’embrasse comme un frère, avec son air de bon chien, un peu plus loin Hayet, sa sœur, et plus tard Kiria, leur mère qui file la laine devant sa porte.

Dans la nuit : l’ouvrier qui loge dans le garage est installé sur le sol de ciment et lit le Coran. Il bute sur certains mots, qu’il relit plusieurs fois. La mélodie très douce reprend, plus haute, en début de chaque nouveau verset.

Samia distille de l’eau de rose et de fleurs d’oranger qu’elle me fait respirer : parfums d’Arabie…

Chez le barbier : la boutique de Ben Slimane est décorée d’images défraîchies : Vanessa Paradis, Bob Marley, le président Ben Ali, Neuschwanstein, le château de Louis II de Bavière. Sur une étagère, entre les deux miroirs, une tour Eiffel en coquillages vernis. L’artiste a poussé le vice à capitonner la face intérieure des piliers avec un coton jaune clair. Des éponges de mer et une queue de thon séchée, comme dans toutes les Izuzu. Je n’ai jamais été rasé d’aussi près : le luxe, pour deux dinars.

« Ich bin ein Magréhbin » John Fitzgerald Kennedy, Berlin, 1963

Nous sommes le vingt-et-unième jour du mois de Ramadan de l’an 1409. Rien de plus simple que de convertir une date de l’ère hégirienne en année chrétienne : on divise la date par 30 puis on multiplie le quotient par 10.631, on additionne au produit le nombre de jours déjà écoulés de l’année en question ainsi que les 227.016 jours qui séparent le début de l’ère chrétienne de l’Hégire, on divise la somme obtenue par 146, on termine en multipliant le résultat par 4. A proposer à Danielle Burlotte pour le calcul mental. Les internautes moins doués consultent le site: http://www.ori.unizh.ch/hegira.html !

Sur la plage : le vent est tombé et la mer est si transparente que je vois les poissons filer sous mes pieds. L’eau est aussi claire que lors de ce bain de l’été de la canicule – nous étions restés une après-midi presque entière dans l’eau, jusqu’au coucher du soleil, Carine, Isabelle, Haimed et moi. J’aperçois Sana au moment précis où j’apprécie le plus ma solitude dorée. Elle m’annonce qu’elle vient par hasard mais je soupçonne qu’elle avait envie de me voir. Elle nage plus loin que ma peur des monstres marins ne me l’autorise.

Rupture du jeûne avec Hammadi, sa femme, sa fille et son fils Nour devant les programmes d’Al Jesira : l’attaque d’un tank US à Kerbela. Arrivent les deux ouvriers qu’Hammadi a consignés : ils doivent rattraper dans la nuit le temps perdu ce matin. L’un deux me montre et m’apprend comment tailler le marbre et polir les plaques. Le travail terminé, elles ont la couleur des sables du désert. La plaque de marbre que j’ai polie recouvrira une marche de la mosquée.

Le soleil est toujours très chaud, l’air tiède.

L’alphabet arabe a 29 lettres dont certaines solaires et d’autres lunaires : les lettres solaires assimilent le l de l’article qui les précède (al schams, le soleil, devient asch-schams) tandis que les lettres lunaires en début de mot sont sans influence sur lui (al qamar, la lune, reste al-qamar).

Sur la route de Sfax : le fait d’être assis par terre, sur le sol, le ciment, le bitume, la poussière, la terre, le trottoir des cafés, le seuil des échoppes. Je cite de mémoire ce qu’écrit Saint-John Perse dans Amitié du Prince : «Lorsque les hommes en voyage discutent des choses de l’esprit, adossés à de très hautes jarres… » Il y a dans cette station accroupie ou assise un des secrets de la culture arabe et orientale, un geste majeur d’une simplicité extrême.

Croisé rue Koweït, en sortant de la poste, un garçon dont le T-shirt noir délavé porte l’inscription : « Truth in the victims of Bosnia ! »

La rue qui jouxte la mosquée a pour nom rue de la Mousquée.

La frénésie au souk devant la criée est à son comble vers 17h15, le temps des derniers achats avant la rupture du jeûne. Bousculade, cris, retrouvailles, mobylettes dans la foule comme un coin dans un arbre. L’ambiance va crescendo jusqu’aux dernières minutes du jeûne, les marchands remisent leur étalage et les rideaux des boutiques se baissent déjà que les clients continuent d’acheter. Ce vent de folie s’évanouit à 17h31 lorsque retentit du haut des trois mosquées l’annonce de la fin du jeûne. La rue est soudain déserte, en un instant : ville morte.

Safsari : les femmes se couvrent pour sortir de cette grande pièce de soie jaune paille, la même de Bizerte à Tozeur, qui donne à toutes ce même air de mystère qu’Edouard Boubat a su traduire dans ses clichés de femmes sur le port d’Alger ; les deux extrémités supérieures du voile sont maintenues serrées dans la mâchoire.

Lorsque la vie a repris, j’accompagne Fatma chez le boulanger. Nous lui apportons trois immenses plateaux de pâtisseries préparées pour l’Aïd. Le sol devant les fours est jonché de plateaux ronds et rectangulaires garnis des mêmes pâtisseries qui attendent leur tour d’être cuites. Les plateaux déjà prêts s’entassent dehors, sur le trottoir et jusque sur le bitume.

Un de mes livres d’enfant : Bim le petit âne, avec de magnifiques photographies en noir et blanc. L’histoire, très belle, se passait forcément en Tunisie. Je l’ai revu au printemps à Avignon chez un bouquiniste de la Place des Corps Saints mais je n’ai pas voulu l’acheter, comme si je ne voulais pas rouvrir les pages de mon enfance. Je crois que j’ai eu tort.

Les écoliers ont une semaine de vacances. Oussama m’a rendu visite : il aura douze ans demain et il est très fier de faire sa première semaine de jeûne à cette occasion. Il espère qu’Isabelle fera elle aussi le Ramadan.

Sur la route de Monastir, vers l’aéroport où m’attend Isabelle : je prends en stop deux jeunes qui se rendent à Sousse pour la coupe d’Afrique. Echange de numéros de téléphone : il faudra se féliciter à l’occasion de l’Aïd. (Riadh Dhaou 97 815 588)

Toufik et Hamadi ont gravé en noir une sourate du Coran sur une plaque de marbre couleur sable. J’imagine en faire un bureau. J’apprends plus tard que le marbre est destiné à recouvrir une tombe.

Dans quelle autre civilisation la voix humaine chante-t-elle cinq fois par jour pour louer Dieu ? Et depuis quatorze siècles ?

Le cimetière islamique de Mahdia : des milliers de tombes blanches au bord de la mer, comme des mouettes sur un rocher.

Vers le sud : la chaleur augmente au fur et à mesure que nous descendons sur la route de Tripoli. Assis à l’ombre des grands eucalyptus, les petits marchands proposent aux voyageurs des poissons, des grenades et des bidons d’essence de contrebande qu’ils trafiquent depuis la Libye.

Ksour et ghorfas : leurs anciennes portes de bois de palmier et d’olivier que le temps et le soleil ont blanchis et qui ne s’ouvrent plus que sur l’absence.

Acheté au souk de Tataouine des gâteaux à la farine de pois chiches et de sorgho, très secs, et du « sang », le mélange traditionnel de poudres odorantes.

Une autre étoile filante glisse lentement dans le ciel si pur.

Les villages berbères ont la teinte ocre et la matière de la roche qui les rendent invisibles aux envahisseurs. A Toujène, on ne distingue Toujène qu’à grand peine. Le labyrinthe que dessinent les ruelles du village de Tamezret retarde la progression de l’ennemi. Quant aux fumées des foyers, un système progressif de filtration à travers les pierres des habitations plus hautes les débarrasse de la matière qui les colore : elles ressortent invisibles à travers les terrasses des maisons supérieures.

Sur la piste du Sahara : le paysage halluciné de Matmata où l’on dit que les vivants vivent sous les morts s’adoucit peu à peu jusqu’à Douze où nous arrivons lorsque le soleil se couche derrière les premières dunes.

Sur la piste vers Douze : « Attention camels crossing »

Avoir 50 ans en ces lieux : au moment où nous captons les messages de Thomas et Camille, un pasteur déploie son troupeau de chèvres dans une petite oasis. Image biblique.

Le drapé des tissus et des chèches donne au plus misérable la dignité d’un prince.

Le jeune serveur du restaurant bédouin de Douze a perdu son oncle ce matin à 4h. Le corps reposait en terre dès la fin de la matinée.

Désert, soleil levant : la lumière perce difficilement la brume qui monte de la palmeraie. Sur les dunes, un arc en ciel blanc dessine la porte du désert.

Retrouvailles avec Moktar à Toujène. Année difficile : son fils de trois mois est mort ; si la « goudronnée » a désenclavé Toujène, la route ne passe plus par le moulin à huile où il vendait les kilims berbères que tisse son épouse. Sa femme et sa mère posent devant mon objectif. La mère porte encore le tatouage tribal sur le front et le menton que Bourguiba avait interdit aux femmes. Il nous invite à dormir chez lui mais nous reprenons la route vers le désert. On se reverra.

Zinedine Ben Ali se frotte les mains, l’air satisfait, sur les milliers d’affiches qui annoncent la commémoration de sa prise de pouvoir du 7 novembre. Le message est clair : « Je vous encule ! ».

La pharmacie du désert : on y vend quantités de plantes séchées, de l’encens ainsi que des caméléons, des serpents et des oiseaux desséchés pendus le long d’un fil tendu en travers de la boutique.

Entre ailleurs et nulle part : le café Tarzan ! Nous y buvons un thé à la menthe assis sur des nattes.

La récolte des dattes dans les palmeraies

La possibilité d’une oasis : elle est inscrite dans ma mémoire comme une évidence. Le premier pas dans une oasis éveille des souvenirs de nulle part et de toujours puisque nous portons l’oasis en nous-mêmes comme une partie de notre être le plus profond, sans même y avoir jamais pénétré : le vol d’une colombe qui s’élève dans le ciel pur du soir a une actualité éternelle.

Revenir à Tamezret : nous y retrouvons le Berbère gardien de la tradition que nous avions rencontré il y a trois ans.

La même odeur de lentisque, à travers tous les pays qui bordent la Méditerranée.
Dans la médina de Sfax, avant l’annonce probable de l’Aïd el fitr, que la télévision officialisera à 20h30. Nous avançons à grand peine dans la cohue. Des monceaux d’ordures jonchent les ruelles et les passages couverts, cartons, sacs, papiers, poubelles éventrées, boîtes de soda, restes de nourriture, fruits, légumes. Une eau sale s’écoule paresseusement dans la rigole. Les prières jaillissent des mosquées, répercutées par l’étroitesse des rues et se mêlent aux effluves violentes, pourriture, encens, viandes, relents de laitages fermentés, parfums, odeurs du cuir tanné, des ferblantiers, bruits stridents, lumières aveuglantes, pétards, musique, rires…Nous nous réfugions au café Diwân.

A Douze, dans un décor années 30, les cascades de fleurs et les chants des oiseaux de l’hôtel Le Saharien. L’établissement est perdu au milieu de la palmeraie. Impossible de ne pas penser à Marguerite Duras…

Encore Duras : la Chine a inondé le marché tunisien du costume de coton léger avec col rond et boutonnage en passementerie : le lumpenprolétariat du Sahel s’habille de sa couleur qui se délave dans toutes les nuances de l’indigo.

Aïd el fitr ! Le mois de Ramadan s’achève enfin. Sur la route du retour vers La Chebba, de plus en plus de vêtements blancs à mesure que la nuit avance. Agneau du sacrifice : balayé par les phares de la voiture, le sol des boucheries, rouge du sang des animaux qu’on égorge pour les fêtes du lendemain. Les bêtes attachées assistent serrées l’une contre l’autre au spectacle, certaines de son issue.

Chez Ben Slimane : il me rase en accompagnant de son chant les clips d’Al Arabia que diffuse une télévision tonitruante tandis qu’un de ses copains dort sur le divan défoncé de sa boutique, le téléphone portable à la main.

Odyssées clandestines : ils viennent du Maroc, de l’Algérie, de la Libye, de l’Afrique noire et de Tunisie, se rassemblent au bord de la mer morte et font cap sur des embarcations de fortune vers Lampedusa, au large de l’Italie. Beaucoup disparaissent, noyés.

Vol Tunisair TU T30 Monastir Habib Bourguiba Paris Orly 5 novembre 2005


Jean Pierre Ablard

… et un grand merci à Habib !